« L’Europe » une invention Française (par Alain Lamassoure)

« L’Europe ? C’est les autres. « Eux », « Bruxelles », la bureaucratie anonyme, le bouc émissaire naturel de toutes ses erreurs … et de la plupart des nôtres. Que ce sentiment soit répandu à Londres, à Athènes, ou à Ljubljana passe encore. Mais en France ?

Depuis la fin de la guerre, de grands Français ont illustré la littérature, les arts, le sport, la science, la médecine, l’industrie mondiales. Nos juristes ont joué un rôle clef dans l’élaboration de la déclaration universelle des droits de l’homme. Mais de quoi la France, en tant que nation, peut-elle être fière devant le reste du monde ?

La décolonisation a été un douloureux chemin de croix. Adapté au caractère national, son régime politique de monarchie présidentielle n’a guère fait d’émules. Nos codes du travail, de l’impôt, de la sécurité sociale, de l’urbanisme n’ont pas eu le même succès d’exportation que le code civil napoléonien.

Notre système éducatif nous place dans les profondeurs des classements internationaux. Pionnière des inventions du XXe siècle, telles que l’automobile, l’avion et l’électricité, la France a pris en marche la révolution Internet et elle s’est interdit, au nom du principe de précaution, de garder le leadership dans celle des biotechnologies.

Mais il y a l’Europe.

La construction européenne est une idée française. Jean Monnet est le génie qui a conçu la démarche : pas de grande architecture pré-établie, mais une série de réalisations concrètes pour faire disparaître progressivement la méfiance entre anciens ennemis et leur donner le goût de travailler ensemble.

C’est Robert Schuman qui lance le processus dans un discours fameux prononcé au salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, le 9 mai 1950 : il s’est assuré auparavant du soutien du chancelier allemand Konrad Adenauer. C’est la mise en commun du charbon et de l’acier dans l’Europe des Six. Peu après, le traité de Rome, étendant le marché commun à tous les produits industriels, est le fruit d’une initiative première du Bénélux, mais les Français en assurent le succès en le complétant par la première vraie politique européenne, la politique agricole : le contenu en a été négocié par les ministres de de Gaulle. Les trois capitales de la Communauté naissante sont francophones : Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg.

A partir de là, à chaque ralentissement, à chaque échec, c’est une initiative franco-allemande, née le plus souvent en France avec le soutien d’outre-Rhin, qui relance la marche en avant. La création du Conseil européen, l’élection du Parlement européen au suffrage universel, le « serpent monétaire », première étape de la monnaie commune, sont les fruits de l’entente entre Giscard et Schmidt.

En 1985, la transformation du Marché commun en espace unique européen, étendant la libre circulation aux services aux capitaux et aux personnes, est la grande œuvre de Jacques Delors, Président de la Commission européenne. Sept ans plus tard, le même Delors est à la manœuvre pour mettre en musique le traité d’union monétaire, arraché par François Mitterrand à Helmut Kohl après la réunification allemande.

En 2003, le projet de traité constitutionnel est élaboré par une convention inédite sous la présidence active et efficace de Valéry Giscard d’Estaing. Après le rejet de ce texte par référendum, c’est à l’initiative de Nicolas Sarkozy que les progrès nécessaires pour faire fonctionner l’Europe élargie à l’est sont repris dans le traité de Lisbonne. Quand la crise financière ébranle tout l’édifice européen, c’est encore à l’initiative du président français et d’Angela Merkel qu’est créé le Fonds de secours pour aider les pays en difficulté et qu’est élaboré le traité de stabilité budgétaire pour mettre fin aux déséquilibres dans la zone euro.

Ainsi, vu de l’extérieur, l’Europe est d’abord une œuvre d’inspiration française. Chaque fois qu’il faut prendre une décision importante, chacun est habitué à attendre d’abord que Paris et Berlin s’entendent sur la voie à prendre. Naturellement, cette entente doit ménager les susceptibilités : si elle intervient trop tôt et trop bruyamment, les petits pays s’indignent d’un « diktat ». Mais si elle tarde trop, ils s’impatientent : l’accord franco-allemand ne met pas fin à la négociation européenne, il est le préalable pour qu’elle puisse vraiment commencer.

C’est bien parce que l’Union européenne est fondamentalement une création continentale, et notamment française, que le Royaume-Uni ne s’y est jamais senti à l’aise. Et ce n’est pas un hasard si la machine européenne a tant de ratés depuis que la France est affaiblie économiquement et politiquement face à une Allemagne forte de sa formidable compétitivité et de l’unité de vues de sa classe politique.

La construction européenne, union politique démocratique entre Etats restés souverains, est la seule invention institutionnelle majeure depuis celle de l’Etat-nation. Elle a permis le miracle unique de la réconciliation entre peuples qui se haïssaient depuis des siècles. Elle fait rêver les hommes de paix en Israël comme en Palestine. Elle sert de référence à d’autres organisations régionales partout, en Amérique latine, en Afrique, en Asie du sud-est.

Mais combien de Français le savent ? Les programmes scolaires n’en parlent guère. Les médias rentrent à fond dans le jeu du bouc émissaire, qui arrange tant les dirigeants nationaux en difficulté. Toutes les décisions sont prises au niveau politique des Sommets européens, des ministres et du Parlement, mais toutes celles qui sont impopulaires sont spontanément portées au débit des fonctionnaires apatrides d’une Commission technocratique. En état de dépression nerveuse collective, la France retrouvera l’amour d’elle-même et la foi en son génie national en réalisant que son rôle dans la construction européenne est la plus belle contribution qu’elle ait jamais apporté à la paix dans le monde et qu’elle puisse proposer aujourd’hui à l’architecture politique du XXIe siècle. »

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