« A la question du général de Gaulle sur le redressement de la France, Simone Weil répond : « De remède, il n’y en a qu’un. Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France » »
Tribune publiée dans l’Opinion le 15 novembre 2021
Pour ouvrir une perspective politique, mieux vaut parfois convoquer les philosophes. C’était la commande du Général de Gaulle à Simone Weil en 1943 pour anticiper les principes fondamentaux d’un redressement de la France. La jeune philosophe rédigeait alors l’Enracinement, ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, qu’Albert Camus édita en 1949. Un texte magistral – authentiquement politique – qui adresse l’être humain dans sa grandeur et sa dignité.
Alors que le débat s’enlise dans quelques nostalgies populistes, ou dans des anticipations paramétriques de court ou moyen terme, n’est-ce pas le moment de lui donner la substance politique que Simone Weil proposait pour ouvrir un chemin d’espérance ?
« La politique en vue de quoi ? » questionnait Simone Weil pour déconstruire d’abord les dérives politiciennes. Et de rappeler en préambule « les besoins de l’âme », fondamentaux pour l’épanouissement de chaque être humain : la liberté, le risque, l’obéissance, la propriété ou l’honneur. Il n’y a de véritable contrat social que si les conditions sont réunies pour que ces valeurs s’enracinent dans chaque personne ; sinon, le « collectif » s’y substitue, entrainant inévitablement une forme d’asservissement, voire de démission. « L’intelligence est vaincue dès lors que l’expression des pensées est précédée, implicitement ou explicitement, du petit mot « nous » (…) « l’honneur n’est pleinement satisfait, que si la collectivité dont un être humain est membre, lui (en) offre une part ». Simone Weil réservait la charge la plus sévère aux partis politiques, formes d’organisations impensées, « construites de telle manière à exercer une pression collective sur la pensée de chaque être humain qui en est membre ». Car, si notre esprit critique se dilue, il est à craindre que nous acceptions d’être partiellement privés de liberté. Face à ce risque, Simone Weil alertait contre les dérives d’une société dont la finalité ne serait plus l’épanouissement de chaque être humain mais la réussite des organisations qui la structure. Les inerties de l’âme mènent inévitablement aux totalitarismes.
N’est-ce pas un risque d’aujourd’hui ? Quand l’État-providence se fait corne d’abondance ; quand les partis préemptent le débat ; quand la prospérité des technologies gagne sur l’utilité de chacun ; quand la politique n’est qu’un jeu de curseurs paramétriques pour définir des seuils de déficit ou d’âge de la retraite ; quand la startup nation est érigée en dogme ; quand la laïcité prime sur les religions ; quand la neutralité devient une vertu ; ou quand le pouvoir devient une fin plutôt qu’un moyen. Simone Weil rappelle que ces détournements sont autant de déracinements profonds qui privent chaque être humain de la vérité à laquelle il aspire. Or, sans vérité, l’espérance disparait.
A la question du Général de Gaulle sur le redressement de la France, elle répond : « De remède, il n’y en a qu’un. Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France – et d’ajouter – tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré ; une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée ». Par son histoire et par sa géographie, la France, est une inspiration avant d’être une Nation. Chacun y puise une part de son propre destin. Dès lors qu’elle est fragilisée, elle entraine des sentiments profonds de compassion et de fidélité qui fondent la légitimité de l’action politique. Sans cette grandeur, la politique est vide de sens.
Alors, « La politique en vue de quoi ? ». Simone Weil répond par « une composition sur plans multiples » – on dirait aujourd’hui, une « vision globale » – qu’elle oppose à « la technique de l’acquisition et de la conservation du pouvoir ». La philosophe ouvre l’idée d’enracinement grâce auquel chaque être humain exerce pleinement sa liberté et ses talents. La France, ses villes et ses villages, ses héritages, ses cultures et ses ressources sont le socle au sein duquel le passé, le présent et l’avenir s’articulent. L’enracinement suppose de considérer à égalité ces trois temps ; en négliger un seul provoquerait un déracinement. Quelques idées forces structurent cette pensée …
Le sentiment d’appartenance ; il fonde notre participation à la collectivité. La France, riche de ses territoires, offre à chaque Français, selon ses talents et ses aspirations, autant d’opportunités de prendre part au destin national et d’en tirer une fierté. « Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que s’il est paysan, c’est parce qu’il n’est pas assez intelligent pour être instructeur » rappelait Simone Weil. L’ambition pour nos territoires répond de cette nécessité de considérer l’entièreté de notre géographie pour que chaque être humain puisse lier son propre destin à celui de la France. C’est en cela que l’aménagement du territoire est prioritaire.
Les échelles de décision doivent s’entendre à l’aune des interactions sociales. « Les sentiments personnels jouent un rôle qu’on ne discerne jamais dans toute son étendue. Le fait qu’il y ait ou pas amitié entre deux hommes, entre deux milieux humains, peut dans certains cas être décisif pour la destinée du genre humain » alertait la philosophe. Or, à quoi assistons-nous ? Sinon à un débat politique désincarné, sur-amplifié, centré sur l’État et les tensions dont il est à la fois la cause et l’objet. Jouer sur les peurs est d’autant plus facile que les racines se délitent. Les échelles locales qui façonnent les affinités culturelles sont progressivement neutralisées au profit d’une hypertrophie de l’État. « L’État mange la substance morale du pays, en vit, s’en engraisse, jusqu’à ce que la nourriture vienne à s’épuiser » alertait Simone Weil. La subsidiarité est la seule voie pour rétablir une fraternité.
Un troisième principe est lié au rayonnement de la France et à son développement. La philosophe questionne la souveraineté. « En considérant la patrie comme un milieu vital, elle n’a besoin d’être soustraite aux influences extérieures que dans la mesure nécessaire pour le demeurer et non pas absolument » ; et de souligner qu’il n’y a d’échanges et d’ouverture au monde que si chacun conserve son propre génie. Le véritable risque pour la France ne sont pas tant les migrations que de tomber dans une « morne uniformité », celle-là même que provoquent toutes les formes de standardisation. L’ouverture suppose l’enracinement.
Le quatrième principe concerne la religion ; ou plutôt la nécessaire spiritualité comme structure de base d’une société. « La neutralité est un mensonge – osait Simone Weil à propos de la laïcité, dont elle rappelait qu’elle n’est que « l’édition grand public de la vertu chrétienne » – Le courant idolâtre du totalitarisme ne peut trouver d’obstacles que dans une vie spirituelle authentique ». A propos du christianisme – au-delà de sa vérité, que la philosophe laisse à l’esprit critique de chacun – elle rappelle que nul ne peut l’effacer de notre culture ; que sa beauté suffit à inspirer et à nourrir notre spiritualité. Un modèle de société tendant à effacer le christianisme précipiterait notre déracinement.
Enfin, Simone Weil questionne le progrès. « La science ne peut être considérée sans aucune relation ni au bien, ni au mal » (…) « Un critère dont l’application est universelle et sûre, consiste à tenter de décerner la proportion de bien contenue, non pas dans la chose elle-même, mais dans les mobiles de l’effort qui l’a produite ». A l’heure d’une accélération foudroyante des technologies, il est impératif de définir un projet de société pour que l’innovation procède de la réussite de sa mise en œuvre plutôt que de l’idolâtrie. C’est aussi à cette condition qu’un capitalisme responsable émergera.
Alors que tous les candidats convoquent le Général de Gaulle ; pourquoi ne vont-ils pas davantage aux sources de son inspiration ? Car l’Enracinement pose les bases d’un projet de société cohérent. Aimer la France ne se réduit, ni à son passé, comme le font les « populistes », ni à son présent, comme le font les « pragmatiques », ni à son avenir, comme le font les « progressistes ». La France est d’abord une inspiration, rappelait Simone Weil au héros de la France libre, fière de son histoire, vivante par le présent et toujours ambitieuse. Notre enracinement suppose de vivre pleinement ces trois dimensions. Les territoires de France en sont le creuset car leurs natures et leurs cultures fécondent l’utilité et le bien. La vérité.
« Quand un Français pense à la France, l’orgueil est pour lui un devoir ; l’humilité serait une trahison » exhortait Simone Weil. A bon entendeur …