CHRONIQUE. Par Jean de Kervasdoué – Publié le 24/12/2021 à 17:35 – Le Point
« Heureux comme Dieu en France » fut à l’origine une expression yiddish. Elle remonte au XIXe siècle quand la France était le seul pays d’Europe où les Juifs étaient des citoyens à part entière. Elle devint progressivement une expression allemande qui évoquait alors, avec envie, la variété du climat, la diversité des villes, des paysages, de la cuisine, des vins et… l’élégance des femmes de notre pays.
Ses forêts, autrement diverses que les forêts allemandes, font partie de ses inégalables richesses, un don, sinon du Ciel, tout au moins de sa géographie, de son climat, de ses sols et de ses forestiers qui les façonnèrent, notamment au XIXe et durant la première moitié du XXe siècle. Depuis 1820, leur superficie n’a en effet jamais cessé de croître, si bien que le bois sur pied représente aujourd’hui un volume 5,5 fois supérieur à celui d’il y a deux siècles.
La forêt demande du temps long
Toutefois, comme le souligne notamment un rapport récent de l’Académie d’agriculture, force est de constater que cette richesse est surtout potentielle, car nos forêts sont très insuffisamment exploitées et l’idéologie dominante pourrait aggraver ce triste constat.
En effet, ce n’est pas ce que raconte l’air du temps, car la permanente désinformation des écologistes politiques laisse à penser qu’elles sont surexploitées et que d’ailleurs la nature souffre quand on abat un arbre ! Il en est ainsi du maire
de Bordeaux, juriste, qui déclare : « Pas d’arbre mort sur la place de la ville, ce n’est pas notre conception de la végétalisation », arbre remplacé par une pyramide de verre et d’acier dont le bilan carbone n’a pas été publié.
Si par goût de la nature, de la biologie et du grand air, je suis devenu ingénieur du corps du génie rural, des eaux et des forêts il y a plus d’un demi-siècle, je n’y ai pas choisi de faire carrière dans les forêts. J’étais alors trop impatient, trop intéressé par l’agitation du monde, or la forêt exige de se placer dans un autre temps, un temps long. Nos prédécesseurs de cette administration ne portaient-ils pas le titre de « conservateur des eaux et forêts » et non pas celui « d’ingénieur » ? La forêt nécessite en effet d’être conservée pendant des décennies, car un résineux demande un demi-siècle pour venir à maturité, un hêtre un peu plus d’un siècle et presque deux siècles sont nécessaires pour les chênes. Toutefois, « conserver » n’implique aucune passivité mais demande d’observer les semis naturels, d’élaguer
les pousses quand elles sont trop denses, puis un jour d’abattre les arbres pour que le cycle recommence.
Résilience
« Un octogénaire plantait /Passe encore de bâtir ; mais planter à cet âge/ Disaient trois jouvenceaux… » rappelle Jean de La Fontaine qui fut en son temps « Maître des eaux et forêts ». Il savait que la vie d’une forêt dépasse le plus souvent celle d’un être humain, à l’exception notable des peupliers qui poussent en un peu plus de vingt ans. Ainsi, une politique forestière requiert de se projeter dans un avenir qui n’est pas celui des gouvernements. Elle demande une continuité, une permanence de soins et des moyens, car nos forêts les plus belles n’ont rien de « naturelles ».
Aujourd’hui, le sujet est d’importance et la collectivité nationale doit investir, car un événement exceptionnel, une modification majeure est apparue dans l’environnement : la Terre se réchauffe. Il est donc urgent d’accompagner en France nos forêts et de les aider autant que faire se peut à s’adapter à ce réchauffement pour, justement, les conserver. On en saisit l’urgence en rapprochant deux phénomènes : celui, rapide, du réchauffement climatique et celui, plus lent, de la pousse des arbres. Bien entendu, les conséquences ne sont et ne seront pas partout les mêmes. Il convient en effet d’étudier l’écosystème de chaque parcelle, c’est-à-dire son hydrologie, sa pédologie, la nature des essences plantées, leurs pathologies, la biodiversité végétale et animale du massif et voir si et comment cette parcelle précise peut résister à l’évolution du climat, car elles n’ont pas toutes, partout, la même sensibilité aux variations des températures. Beaucoup d’écosystèmes sont résilients et rappelons que la croissance du gaz carbonique de l’atmosphère accélère la croissance des végétaux.
Plusieurs maux
Néanmoins, l’évolution du climat implique notamment de reprendre systématiquement le plan d’aménagement de chaque massif et de sélectionner dans des pépinières les essences et les variétés qui s’adapteront, voire bénéficieront le mieux, de cette évolution. L’Allemagne, qui n’a pas la même diversité forestière, investit aujourd’hui 1,5 milliard d’euros par an pour s’adapter, quant à la France, à la suite du « Programme de la forêt et du bois 2016-2026 », elle n’y consacre que 50 millions par an, soit trente fois moins que l’Allemagne ! Remarquons à ce propos la différence d’ordre de grandeur des sommes colossales d’argent public engagées dans le secteur social où l’on ne compte plus les milliards qui se déversent et les investissements modiques, pour ne pas dire ridicules, dans la gestion de notre patrimoine environnemental. Il est vrai que les arbres ne font pas grève.
Pourtant, la forêt française, comme la « filière bois », souffre de plusieurs maux. Certains sont anciens. Le premier est la sous-exploitation chronique d’une partie de la forêt privée, soit 47 % de l’ensemble des massifs ; donc, depuis des décennies, seule la moitié des forêts françaises fait l’objet d’une gestion professionnelle. Le second est l’incapacité française de valoriser une partie notable des grumes abattues. Autrefois, elles partaient surtout en Italie d’où elles revenaient sous forme de meubles, aujourd’hui elles prennent aussi le chemin de la Chine et reviennent sous forme de plancher, de poutres, de meubles, de jouets, voire de maisons préfabriquées….
Pour que se développe une filière « bois », il faut certes des débouchés, mais ils existent et se développent, ce n’est donc pas le facteur limitant. Ce qui manque, c’est une vision commune et structurelle des acteurs de la filière, c’est-à-dire les
propriétaires forestiers (dont l’État et les communes), les scieries et les acheteurs de bois qui vont du plus noble –l’ébénisterie, la fabrication de barriques (domaine où la France excelle encore), la construction de maisons, voire d’immeubles… – au plus modeste – le bois de chauffage. On parlait déjà des difficultés de cette filière quand j’étais à l’école (1967) puis, plus tard, au cabinet de Pierre Mauroy (1981), rien ne semble avoir changé, autrement dit : les outils juridico-économiques sont insuffisants, voire inadaptés.
Vie sauvage
Bien entendu, depuis ces époques relativement simples et sereines, de nouvelles préoccupations sont apparues. Il en est ainsi notamment du rôle de la forêt en tant que puits de carbone et de l’attention portée à la biodiversité des espaces boisés. La forêt française absorbe en effet un quart des rejets de gaz à effet de serre de la France et est le seul écosystème qui abrite ce qui reste d’une vie sauvage. Mais il y eut, il y a aussi, de nouveaux acteurs, dont les écologistes politiques. Leur idéologie est d’une navrante simplicité : comme la nature exclut les hommes, ceux-
ci ne doivent pas toucher à la forêt. Ils s’opposent donc à toutes coupes, et les plus violents vont jusqu’à incendier des scieries, nous l’avons déjà évoqué dans ces colonnes.
Outre le fait qu’il faudrait entre cinq et dix siècles pour revenir à l’état de nature, leurs actions vont à l’opposé de ce qu’il convient de faire pour préserver la biodiversité, car, le lecteur en sera surpris : la France n’exploite pas suffisamment ses forêts, les sujets âgés s’accumulent donc et la mortalité des arbres est à la hausse. Signalons en outre que peu de scieries sont équipées pour exploiter les gros sujets et qu’on ne peut plus le faire après 75 centimètres de diamètre. Cette sous-exploitation pénalise également le bilan carbone global, car les arbres poussent plus vite quand ils sont jeunes et fixent donc plus de carbone pendant cette période de croissance rapide.
Méconnaissance romantique
Les urbains ont une méconnaissance aussi romantique qu’abyssale de la forêt et donnent le qualificatif de « naturel » aux futaies de chênes ou de hêtres qui n’existent que grâce à l’attentive attention de forestiers. Quant aux médias, il
faudrait qu’ils sachent que le pillage de la forêt amazonienne ne correspond en rien à la réalité française qui souffre, nous l’avons dit, non par de sur mais de sous-exploitation. Quant à la biodiversité à laquelle, selon les mêmes écologistes politiques, il ne faudrait pas toucher, le déséquilibre s’installe progressivement, notamment du fait de la prolifération des ongulés et parfois des cervidés, ce qui conduit les forestiers à leurs jeunes pousses par des grillages.
Au-delà et surtout, il importe de rappeler que pour que nos forêts vivent, elles doivent être conservées, et pour cela il faut abattre, sélectionner, planter, élaguer, puis de nouveau abattre et valoriser.
Comment y remédier ? Comment adapter la sylviculture au changement climatique ? Comment stimuler la demande ? Comment gérer la biodiversité ? Comment enfin dynamiser la gestion de la forêt privée ? Comment consolider et
développer la filière industrielle amont (semences et plants…) et aval du bois et valoriser nos richesses forestières ?
Pour y parvenir, la première réforme consisterait, là encore, à clarifier les responsabilités : il n’y a pas moins de quatre ministères compétents, ainsi que de nombreux établissements publics, alors qu’un seul suffirait. Par exemple, plutôt
que de mettre des barrières pour protéger les jeunes pousses des sangliers, il serait plus simple et plus efficace de modifier les plans de chasse, mais… il ne s’agit pas du même ministère.
Au-delà et surtout, il importe de rappeler que pour que nos forêts vivent, elles doivent être conservées, et pour cela il faut abattre, sélectionner, planter, élaguer, puis de nouveau abattre et valoriser. La conservation de notre patrimoine forestier est à ce prix. Quant à la politique, il serait temps de déclarer haut et fort que l’État ne se laissera pas intimider par des sectes pour lesquelles la violence des propos n’a d’égal que leur ignorance écologique.