François Fillon : « La liberté d’expression doit absolument être défendue coûte que coûte »

Francois Fillon, à son domicile de Solesmes (Sarthe), le 19 octobre 2020.

Propos recueillis par Laureline Dupont et Eric Mandonnet, publié le 20/10/2020 à 17:15 , mis à jour à 18:04

Abasourdi par l’assassinat de Samuel Paty, l’ancien Premier ministre a considéré que le temps était venu de s’exprimer pour appeler à lutter contre l’islamisme.
Ministre de l’Education nationale de 2004 à 2005, François Fillon est l’auteur de la circulaire interdisant le voile à l’école, mais aussi accusé d’être le fossoyeur du désormais célèbre rapport Obin sur les signes d’appartenance religieuse à l’école. Pour toutes ces raisons, nous avons souhaité lui donner la parole. 

L’EXPRESS : On vous a très peu entendu depuis 2017, pourquoi avoir accepté de parler aujourd’hui ?

François Fillon : J’ai beaucoup hésité à répondre à votre demande d’entretien. Je me suis retiré de la vie publique, et je n’ai pas l’intention d’y revenir. Mais je ne peux pas rester silencieux sur des événements qui découlent de faits sur lesquels j’ai, à maintes reprises, attiré l’attention. Je ne veux certainement pas me joindre au concert des opportunistes pour qui chaque drame est une occasion d’affirmer leurs ambitions.

Il faut faire preuve de beaucoup de modestie, éviter les formules définitives, « ils ne passeront pas » ou « la peur va changer de camp », car nous faisons face à une crise de société. Il ne s’agit pas d’une crise de l’école. D’ailleurs, cette dernière ne peut être tenue responsable des événements. Ni être considérée comme capable de lutter seule contre une dérive qui est une pandémie politique internationale, mondiale. Des centaines d’attentats ont lieu chaque semaine dans le monde entier, ce phénomène n’a pas ou peu ralenti. Notre système politico-médiatique s’y intéresse uniquement quand un drame survient, et que se manifeste une émotion considérable. Puis le silence retombe. Et on recommence comme avant jusqu’à la prochaine fois. 

Vous parlez de « crise de société », pouvez-vous préciser ?

Une partie significative de la communauté musulmane refuse de s’intégrer, d’accepter les règles de la République et de la vie en commun. La situation à l’école n’est que la conséquence de cette situation générale. C’est pour cela que j’affirme que l’école et les enseignants ne peuvent pas, à eux seuls, lutter contre un phénomène qui se traduit par le basculement de quartiers entiers dans une forme de séparatisme, pour reprendre le mot du président de la République.

Et ce mot, vous convient-il ?

Non, car le moteur de ce refus d’intégration n’est pas seulement la séparation, c’est l’imposition au monde des règles, des valeurs, des dogmes de la religion musulmane. C’est pourquoi je parle de totalitarisme. Bien sûr, c’est une attitude qui est minoritaire chez les Français musulmans, mais qui est en expansion à travers le monde. 

Notez-vous une dégradation ?

La sécularisation de la religion musulmane recule. Le nombre de prédicateurs, de fidèles eux-mêmes qui désormais adhèrent à l’idée que les règles religieuses, la charia, s’imposent aux règles républicaines, aux lois de leur pays, a considérablement augmenté. Les signes sont de plus en plus nombreux. Parmi eux, le port du voile, l’intransigeance sur les sujets d’abattage rituel, la contestation permanente du calendrier, de l’Histoire même… Cette évolution, vous la retrouvez dans presque tous les pays où la communauté musulmane est importante, y compris chez ceux qui avaient choisi de laïciser leur société. L’aggravation de la situation est évidente. C’est particulièrement sensible en France, car nous avons une immigration forte et insuffisamment maîtrisée, et un projet national trop faible pour assurer l’intégration. Le manque de confiance en nous, en notre culture, en notre passé, atteint des sommets délirants avec la contestation de toutes les grandes figures de l’Histoire, le déboulonnage des statues, le procès permanent fait à tous les dirigeants de notre pays d’être soit esclavagistes soit prédateurs sexuels. Tout cela crée un climat qui participe à réduire notre capacité d’intégration, de mobilisation de la population nationale. 

Alors, pourquoi avoir enterré le rapport Obin sur les signes d’appartenance religieuse à l’école qui vous a été remis en 2004 ?

C’est faux ! Ce rapport n’a pas été ignoré, je cite le rapport Obin dans mon livre Vaincre le totalitarisme islamique(Albin Michel), et j’explique notamment que, quand il a été rendu public, nous étions à la fois en train de mettre en oeuvre la circulaire sur la laïcité et de finaliser la réforme de l’école avec quelques dizaines de milliers de manifestants tous les jours sous les fenêtres du ministère. Mais oui, nous ne sommes sûrement pas allés assez loin.
Dans mon projet présidentiel, j’avais évoqué la nécessité de donner une vraie autonomie aux chefs d’établissement. J’avais également ouvert un débat qui avait provoqué une énorme polémique sur les excès insupportables, au nom de la religion, du recours aux abattages rituels. A présent, il faut aller plus loin : imposer une école qui soit la même pour tous, avec les mêmes programmes et sans concession. Mais cela nécessite un effort considérable de la part des Français de confession musulmane et de leurs porte-parole, qui ne peuvent pas se contenter d’émettre quelques protestations à voix basse quand il y a un drame : ils doivent combattre sans faiblesse les dérives d’une partie des leurs. Et il faut naturellement mettre hors la loi les organisations les plus radicales, y compris les Frères musulmans. C’est un combat global, et s’il n’est pas mené à son terme, alors les enseignants seront toujours, quels que soient leurs qualités et les outils à leur disposition, dépourvus, seuls face à des situations inextricables. Il est primordial qu’on décrète une forme de mobilisation générale et qu’on mette de côté les arrière-pensées politiques. Parce que nous sommes dans une situation de guerre de longue durée.

N’y a-t-il pas eu trop de contrition, de repentance, de gêne de la part de certains enseignants toujours soucieux de « ne pas stigmatiser » ?

Oui, bien sûr. L’inspection générale a une part de responsabilité dans la distanciation des programmes par rapport au récit national. Dans les instructions données aux enseignants pour l’enseignement de l’Histoire à l’école primaire, il y a cette injonction : « Il s’agit de faire comprendre aux élèves que le passé est source d’interrogation. » Tout est dit. Il y a également une responsabilité des organisations syndicales, majoritairement de gauche, qui ont longtemps considéré que tout discours critique à l’égard des musulmans ou de l’immigration était stigmatisant ou d’extrême droite. L’aveuglement d’une grande partie de la gauche sur l’islamisation n’est pas récent. Jean-Paul Sartre faisait de l’ayatollah Khomeyni un combattant de la démocratie et de la liberté. Il n’y a pas si longtemps, une partie de la gauche considérait que les djihadistes étaient des défenseurs de l’émancipation des populations anciennement colonisées. Chaque événement dramatique fait reculer cette vision, mais personne ne peut s’exonérer de sa responsabilité, à chaque niveau de l’Education nationale. 

En tant qu’ancien ministre, puis Premier ministre, en avez-vous fait assez ?

Je ne m’absous pas de toute responsabilité dans le fait qu’on n’a pas suffisamment pris en compte la radicalisation des postures à l’école. Je dirais que, en ce qui me concerne, j’en ai fait un peu plus que les autres, de la loi sur le voile aux positions que j’ai prises sur l’ensemble de ces sujets. Rappelez-vous le niveau d’agressivité et d’opposition que j’ai dû affronter : j’étais l’un des seuls dans le gouvernement Raffarin à défendre la loi sur le voile à l’école. Pour éviter la stigmatisation, on a employé une formule ambiguë qui illustre assez bien la gêne à l’égard de ces sujets, « loi sur les signes religieux », alors qu’il s’agit d’une loi pour protéger les jeunes filles d’une forme d’asservissement qui s’appelle le voile obligatoire. Comme nous n’avons pas eu le courage d’aller au bout de ce raisonnement, nous avons trouvé un énoncé flou, et nous avons interdit les croix. Il faut nommer les choses et avoir le courage de dire qu’il y a un problème avec la religion musulmane, et non avec les autres. Le totalitarisme islamique est une menace mondiale qui doit être combattue sans barguigner. Sans se cacher derrière les mots. Sans faire appel à une espèce de créativité linguistique qui dissimule en réalité un grand embarras – compréhensible, car c’est un sujet existentiel, une question de civilisation dont la dimension peut créer chez les dirigeants politiques un sentiment de découragement, d’impuissance. 

Faut-il aller plus loin que la loi de 2004, comme certains le réclament à droite ?

Oui. Je vais être très honnête : jusqu’à maintenant, je pensais qu’il fallait se limiter à l’école parce qu’il s’agissait de défendre le libre arbitre de jeunes filles qui n’étaient pas adultes et pouvaient être l’objet de pressions familiales. Le port du voile n’est pas interdit sauf s’il est intégral, il était donc légalement discutable de priver les mères de famille voilées qui ne sont pas des intégristes de la participation aux sorties scolaires. Aujourd’hui, je suis obligé de constater que le dérapage d’une partie de la communauté musulmane est trop important pour qu’on s’en tienne à cette vision. Je pense qu’il faut bannir le voile de tout l’espace public. Pas dans la rue, mais dans les établissements scolaires, universitaires, lors des sorties scolaires et même dans tous les établissements recevant du public.

Etes-vous favorable au renforcement de l’enseignement de l’arabe à l’école souhaité par Emmanuel Macron ?

J’avais suggéré dans mon projet présidentiel qu’on cesse l’enseignement des langues et cultures d’origine et qu’on relance l’enseignement du latin et les classes bi-langues franco-allemand. On a voulu supprimer les classes binationales, alors qu’il s’agit là d’un élément fondamental de la construction d’un espace européen, culturel, solidaire, et on les remplace par l’arabe. Le contexte d’urgence justifie que l’enseignement de l’arabe ne soit pas une priorité de l’école publique.

Comment ne pas penser aujourd’hui que la liberté d’expression est une cause perdue ?

Je ne peux pas accepter cela. Si c’est une cause perdue, nous allons droit vers la fin de la démocratie telle que nous la connaissons et vers un mode de régime autoritaire inacceptable. La liberté d’expression doit absolument être défendue coûte que coûte. Mais je ne peux pas taire la responsabilité collective de tous ceux qui, chaque fois qu’un événement dérangeant surgit, proposent de réduire la liberté d’expression pour assurer la sécurité. La liberté d’expression ne se divise pas, c’est la liberté de publier des caricatures du prophète, mais c’est aussi la liberté de M. Zemmour de s’exprimer sur LCI, de Mme Agacinski d’aller à l’université de Bordeaux dire son opposition à la PMA et à la GPA. 
On assiste aujourd’hui en France à la montée de nouvelles formes d’intégrisme, environnementale, communautariste, politique. Je suis un combattant irréductible de la liberté d’expression, y compris quand elle me dérange et m’agresse. Sa seule limite est l’incitation à la haine. 

Quelle différence entre totalitarisme islamique et séparatisme islamiste ?

C’est très clair, le séparatisme islamiste commence quand les musulmans veulent vivre selon leurs coutumes, leurs lois, leur organisation, en marge de la République ; le totalitarisme islamique correspond à un projet global qui consiste à imposer au monde les règles, l’idéologie de la religion musulmane. C’était extrêmement clair dans le projet de l’Etat islamique au moment où il occupait des territoires en Syrie et en Irak, mais c’est aussi limpide dans le discours d’une grande partie des prédicateurs dans le monde, et dans le comportement de beaucoup d’Etats qui refusent toute espèce de liberté religieuse. L’une des manifestations de ce totalitarisme est le sort des chrétiens d’Orient, pourtant peu nombreux et bien peu menaçants, qui sont persécutés et progressivement chassés, comme l’ont été les juifs avant eux, de la plupart des pays musulmans. J’ai fait de la défense des chrétiens d’Orient un combat symbolique, parce que l’acceptation de la diversité et des minorités est la garantie d’une forme de coexistence pacifique.

Le Pakistan compose depuis longtemps avec les mouvements islamistes les plus radicaux, l’Afghanistan est sur le point de retomber aux mains des talibans, on constate des poussées extrémistes en Asie centrale, le destin de l’Egypte ne tient qu’à un fil, en l’occurrence à un maréchal autoritaire. Au Sahel, la situation des forces françaises est de plus en plus difficile. Bref, nous sommes bien en face d’un totalitarisme dont le projet est mondial.

Donc le projet de loi actuel n’est pas adapté ?

Tout ce qui va dans le sens d’une lutte contre le totalitarisme islamique est bon à prendre. Mais les demi-mesures ne sont plus possibles. L’immense majorité de la communauté musulmane respecte les lois de la République, mais, en même temps, elle n’a pas le courage de combattre suffisamment vigoureusement les dérives qui débouchent sur des drames comme la décapitation d’un enseignant au coeur de l’Ile-de-France.

Quel lien établir entre islamisme et immigration, et quelles conséquences en tirer ?

Le lien est indirect. D’abord, il y a une immigration incontrôlée, ou mal contrôlée, à travers le droit d’asile en particulier, qui à plusieurs reprises a été responsable d’actes de violence sur notre territoire. L’immigration trop importante par rapport à nos capacités d’intégration a développé le séparatisme qu’évoque le président de la République, c’est-à-dire une immense frustration chez une partie de la population qui est un terreau extrêmement favorable à l’extrémisme.
C’est la raison pour laquelle j’avais proposé qu’on change les règles du jeu en matière d’immigration, qu’on instaure des quotas votés par le Parlement annuellement en fonction des capacités de logement et de scolarisation, de la situation économique, etc., avec une volonté d’équilibrer les sources d’immigration à travers le monde, comme le font les Canadiens. Une immigration choisie, et non plus subie. Le lien entre immigration et islamisation est essentiellement l’échec de l’intégration. 

Comme l’a révélé Le Point, la justice a obligé l’Etat a accordé le statut de réfugié à la famille de l’assassin. Où le bât blesse-t-il, selon vous ?

Le bât blesse partout. Dire qu’il y a un problème avec la justice, qu’il faut former les magistrats autrement ne changera rien. La question est plutôt : comment faire en sorte que la justice prenne des décisions qui soient conformes à la volonté politique nationale ?

Il faut pour cela réformer le droit d’asile et simplifier l’ensemble de la législation concernant l’immigration, qui est d’une complexité extrême. Or, quand une législation est trop complexe, elle fournit des possibilités d’interprétation à chacun selon ses convictions. Plutôt que de s’en prendre aux magistrats, il faut faire évoluer la Constitution. Simplifier sans naïveté et sans excès. Le droit d’asile n’est pas contestable. Ce qui est contestable, c’est de l’accorder à des familles venant de Tchétchénie alors qu’il n’y a aucun conflit là-bas depuis longtemps. Ce qui est contestable, c’est de laisser traîner les procédures pendant des durées telles qu’aucune expulsion n’est possible. Elles doivent être plus claires et plus rapides. En un mot, nous devons reprendre notre destin en main. C’est notre devoir vis-à-vis des générations futures de protéger notre mode de vie, notre culture, notre civilisation. Je n’ai pas envie de dire à mes petits-enfants que la démocratie pour laquelle se sont battus nos grands-parents est caduque en raison de notre lâcheté et de notre insouciance.

Le Conseil constitutionnel a donc une responsabilité particulière dans la période actuelle ?

Je ne veux porter aucune critique sur son action, car il me sera à juste titre répondu que le Conseil constitutionnel tente de faire respecter la Constitution. Si les décisions du Conseil constitutionnel en matière d’immigration posent problème, alors il faut modifier la Constitution.
Mais il est faux de dire que l’Etat est aujourd’hui impuissant, paralysé par le Conseil constitutionnel, les tribunaux ou la Cour européenne des droits de l’homme. Il a le pouvoir d’agir : il peut expulser des prédicateurs, fermer des lieux de culte, interdire des mouvements, retirer leur nationalité à des Français coupables d’intelligence avec l’ennemi… La prétendue impuissance de l’Etat est le plus souvent liée à la pusillanimité de ses dirigeants ou à leur incapacité à prendre des décisions polémiques qui leur vaudront les foudres des moralisateurs qui dominent le débat public sur ce sujet.

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