Les lois Travail de 2016 et 2017 ont été présentées par leurs promoteurs comme des simplifications et des adaptations nécessaires à la modernité. Au contraire, elles ont été considérées par les syndicats comme des retours au XIXe siècle. Il est étonnant que, lors de ces deux années, on ait si peu évoqué la première loi Travail. La loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants
L’ensemble du rapport de Charles Dupin à la Chambre des pairs le 22 février 1840 vaudrait la peine d’être réédité. Celui-ci, nullement socialiste, expliquait qu’il était de l’intérêt même des industriels et du gouvernement de légiférer pour mettre un frein aux « abus ». Il s’agissait de pouvoir disposer le lendemain, et au-delà, d’une force de travail en bon état, et d’avoir des conscrits pas trop abîmés pour pouvoir les envoyer à l’armée. En effet, tant que le travail était purement physique, l’exploitation des enfants avait ses limites naturelles. Quand on a eu « les secours des moteurs inanimés », « des moteurs mécaniques de l’eau, du feu et de la vapeur », on a pu faire travailler ces enfants plus longtemps et ils ont été « exploités jusqu’à la barbarie » à cause de la « concurrence excessive » et de la « soif immodérée du lucre ». On voit bien qu’il ne s’agissait pas uniquement de revendications ouvrières (dont les grèves restèrent interdites jusqu’en 1864, et les syndicats de même jusqu’en 1884).
« La séance est ouverte » : 1840, le débat de la loi sur le travail des enfants (Avec les comédiens de la Comédie-Française : Michel Favory, Bruno Raffaelli, Loïc Corbery, Hervé Pierre)
Charles Dupin :
[…] On assimile toujours une manufacture au foyer paternel, c’est une erreur manifeste. Une manufacture qui réunit quelquefois trois ou quatre cents personnes est un établissement tout à fait différent de l’intérieur d’une famille ; c’est un établissement qui présente, par la multiplicité même des travailleurs, un caractère plus que privé, dans lequel l’autorité publique a droit d’intervenir d’une manière particulière pour s’assurer des conditions de bien-être, de salubrité, de bonnes mœurs et de santé des enfants du peuple qui s’y trouvent employés.
[…] On nous objecte que nous nous défions de l’industrie, et que nous lui faisons injure. À coup sûr, rien dans notre travail ne porte ce caractère qu’on veut lui donner, de mettre en suspicion l’industrie nationale tout entière. Quoi ! quand on porte des lois pénales contre le meurtre, contre l’empoisonnement, contre le vol, est-ce donc une imputation contre la nation française tout entière ? Est-ce qu’on la considère pour cela comme une nation d’assassins, d’empoisonneurs, ou de voleurs ? Non, sans doute ; mais par là le législateur veut simplement dire qu’il peut exister, et même qu’il existe en France des hommes vicieux, des criminels, que la loi doit atteindre. Eh bien ! les mesures dont nous parlons sont prises contre les hommes qui pourraient être tentés d’abuser du travail et de la santé de l’enfance. Ce n’est pas plus un doute injurieux pour l’universalité des manufacturiers, que toute loi pénale n’est une incrimination contre le caractère général de la nation.
[…] Même sous l’ancienne monarchie, la souveraineté n’existait que sur le trône. Dans le temps de la féodalité la plus puissante, les grands vassaux n’exerçaient l’absolue souveraineté sur aucune classe de Français, et l’on voudrait établir en principe un droit politique industriel plus absolu que ne fut jamais dans notre pays le droit féodal.
[…] Lorsqu’au Moyen-Âge le possesseur d’un grand fief faisait travailler et puis combattre ses hommes liges et ses serfs, il fallait qu’à tout prix il leur conservât la force pour être puissant par eux. S’il les attachait à la glèbe autour du château seigneurial, il ne venait pas au milieu de l’année, à la moindre crise agricole ou commerciale, leur dire : Je n’ai plus d’ouvrage à te fournir, et partant plus de pain à te payer. Va-t’en, et deviens ce que tu pourras. Il ne les accablait pas de tels travaux dès leur tendre adolescence, qu’ils devinssent incapables de porter les armes étant hommes ; il était forcément soigneux de les rendre robustes, et pourtant il ne pouvait pas en user, en abuser à sa guise ; et les envoyés du roi, missi dominici, pouvaient pénétrer jusqu’au fond de son château, s’il y foulait aux pieds la loi, pour le faire obéir à la suprême justice du pays que rendait le parlement.
Eh bien ! aujourd’hui la loi du pays, la loi protectrice du faible, la loi tutrice de l’enfance, doit pouvoir descendre jusque dans les forteresses de l’industrie, pour s’assurer qu’il ne s’y passe rien dont ait à gémir l’humanité.
Je n’ai pu, sans une étrange surprise, entendre qu’on nous accuse, nous, de tendances saint-simoniennes ! C’est se méprendre à la fois sur notre pensée et sur les tendances de cette secte ennemie de la propriété, qui prétendait tout mettre en commun […].
« Eh bien ! aujourd’hui la loi du pays, la loi protectrice du faible, la loi tutrice de l’enfance, doit pouvoir descendre jusque dans les forteresses de l’industrie, pour s’assurer qu’il ne s’y passe rien dont ait à gémir l’humanité.» Charles Dupin
d’après Pierre Crépel, historien des sciences, Causes Communes n°4 mars/avril 2018.