1945-2025 : Léonel de Moustier, un nom parmi ceux qui dirent non.

Il est des silences qui pèsent, et des paroles qui élèvent. Le 10 juillet 1940, dans la touffeur accablante d’un été où vacillait la République, 80 parlementaires sur 649 refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. Parmi eux, mon arrière-grand-père, Léonel de Moustier. Ce jour-là, ils furent peu nombreux à avoir dit non. Ce « non », qui pouvait paraître isolé, presque dérisoire, fut pourtant fondateur. Il était un point d’appui. Une ligne droite dans une France qui s’effondre.

Léonel de Moustier n’était pas seulement un parlementaire lucide. Il fut aussi un homme d’action, un chef d’entreprise, un père de famille, un résistant de la première heure, un compagnon de la Libération. Il paya son engagement au prix fort. Arrêté, emprisonné, puis déporté, il mourut au camp de Neuengamme, en Allemagne, le 8 mars 1945.
Cela fait aujourd’hui, en mars 2025, quatre-vingts ans que sa voix s’est tue — mais son message, lui, demeure.

Dans une époque où le mot « résistance » est trop souvent galvaudé, il est bon de revenir à ce qu’il signifiait vraiment. Résister, pour Léonel de Moustier, ce n’était pas un mot d’ordre confortable, mais un acte de rupture. Refuser de collaborer. Refuser la facilité. Choisir la voie étroite, périlleuse, souvent solitaire. Il aurait dû siéger au Conseil National de la Résistance. Il en avait l’esprit, l’engagement, la stature. Mais l’Histoire, tragique et brutale, l’en empêcha.

À ses côtés, discrète mais essentielle, il y avait Jeanne de Ligne, son épouse. Ensemble, ils avaient douze enfants. Douze raisons de rester prudents, douze raisons de se taire, de protéger leur foyer. Et pourtant, ils choisirent le contraire. Jeanne assuma, dans l’ombre, le poids de l’absence, de la peur, de l’inconnu. Elle éleva ses enfants dans le silence de l’espérance et la force d’un amour sans faille.

Et elle a laissé un témoignage bouleversant. Durant toutes ces années de guerre, Jeanne a tenu un journal — trois tomes d’une écriture lucide, pudique, courageuse. Ce journal a été confié à son fils Henri, qui l’a fait éditer pour nous, ses descendants. Ce texte intime est devenu un document de mémoire. Une voix douce dans la tempête. Une trace précieuse.

J’ai eu la chance, enfant, de connaître Jeanne. Elle est morte lorsque j’avais six ans.

Quant à Léonel, je l’ai vraiment rencontré bien plus tard. C’était en 2005, à l’Assemblée nationale. Ses petits-enfants sur l’idée de l’un d’eux, Richard de Courson, avaient organisé une cérémonie en son honneur à l’Assemblée Nationale. Et ceux qui l’avaient connu, qui l’avaient admiré, vinrent nous parler de lui. Son fils Henri venait de publier un livre fort, « 1940, l’armistice trahison », pour rappeler ce que fut ce moment de bascule dans notre Histoire. Ce jour-là, les descendants de Léonel étaient réunis.

Je me souviens de mon oncle Philippe Armand, son petit-fils. Je me souviens aussi de Joseph Pinard, député du Doubs, profondément marqué par la figure de Léonel. Charles de Courson, nous raconta son émotion lorsqu’il fut élu pour la première fois député, et que, placé par ordre alphabétique dans l’hémicycle avant le constitution des groupes politiques, il s’était retrouvé assis sur le siège qu’occupa Léonel de Moustier, son grand-père, avant lui. Je me souviens des mots qu’ils ont prononcés. Ils n’étaient pas seulement des souvenirs. Ils étaient des leçons. Une transmission. Une sorte de passage de témoin silencieux : « Voilà d’où vous venez. Voilà ce que vous portez. »

Je me souviens aussi d’un conseil, précieux, que Léonel avait donné un jour à son petit-fils Philippe. De ces phrases qui traversent les générations comme une devise intime, que l’on garde pour soi toute une vie, et que l’on utilise le jour venu : « Philippe, ne donne pas ton amour-propre en pâture au premier imbécile venu. » Un tempérament affirmé. Une sagesse simple, droite, d’une fermeté tranquille. Une leçon d’élégance intérieure autant que de force morale.

Beaucoup de ceux qui nous ont parlé ce jour-là ne sont plus parmi nous aujourd’hui. Le temps, inexorable, emporte ses témoins. C’est à nous désormais, les héritiers, les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, de faire vivre cette mémoire. Pas pour entretenir une nostalgie, mais pour maintenir vivant ce fil invisible qui relie les générations quand elles refusent de courber l’échine.

Pour perpétuer ce souvenir — celui de Léonel, celui de Jeanne, celui des Compagnons de la Libération — j’ai décidé d’adhérer à l’Association des familles de compagnons de la Libération. Une façon de prolonger leur engagement. De ne pas laisser s’éteindre ce feu calme, mais essentiel, qu’ils ont allumé dans la nuit.

Léonel de Moustier n’a pas vu la Libération. Il n’a pas vu le pays qu’il avait tant aimé, se relever. Il n’a pas vu ses petits-enfants grandir. Il n’a pas entendu le « Merci » de la République. Mais il en fut l’un des artisans les plus droits, les plus constants. Il n’a pas siégé au CNR, mais il en portait l’âme. Il n’a pas écrit de mémoires, mais il a laissé un exemple.

À travers lui, à travers Jeanne, à travers tous ceux qui choisirent de dire non quand la peur disait oui, c’est toute une France debout que nous saluons aujourd’hui.

A propos de Léonel de Moustier sur ce blog

A propos de Léonel de Moustier par Franck Ferrand

Léonel de Moustier, Compagnon de la Libération

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