Un article de Patrick Baudouin, vigneron, secrétaire de SEVE, association pour la refondation des AOC.
Sur le site de l’INAO ont été publiées récemment des directives du CAC précisant les modalités d’agrément. L’une d’entre elles retient particulièrement mon attention : elle concerne les examens organoleptiques. Elle est datée du 4 octobre 2007, mais n’a été publiée qu’en janvier 2008 : « Une commission d’examen organoleptique doit réaliser un examen d’acceptabilité des produits en vérifiant par des tests leur appartenance organoleptique à une famille de produits. »
J’ai toujours exprimé mon accord avec le cœur de la réforme des AOC : transférer le centre de gravité de l’agrément en amont, sur les conditions de production et de vinification, pour passer d’un agrément produit à un agrément opérateur. Mais j’ai toujours pensé également que si la conception de la partie organoleptique de l’agrément, dans ses fondements, restait la même qu’auparavant, centrée autour d’une conformité à une typicité organoleptique, ce serait une profonde erreur qui pourrait remettre en cause toute la réforme.
Donc, contrairement à ce que de très nombreux vignerons en attendaient, l’acceptation organoleptique des vins resterait basée, même si le terme n’est plus utilisé, sur la « typicité organoleptique », c’est à dire sur des critères « positifs ». S’il est jugé conforme organoleptiquement, sur des critères de conformité à des goûts, le vin est accepté. S’il n’appartient pas à une « famille organoleptique », il est rejeté. Mais sur quelles bases peut-on définir une famille de produits d’appartenance organoleptique commune lorsqu’on sait la formidable diversité des vins, des terroirs et des hommes au sein même d’une appellation ? Pour mettre un terme aux dégustations aux cadres flous et parfois par trop arbitraires, nous attendions que la dégustation ne puisse aboutir à une sanction qu’en cas de défaut avéré, c’est à dire une sanction par la négative, et avec une possibilité de recours, principe de droit élémentaire.
Cette directive du CAC me semble contraire à ce que nous disent aujourd’hui les sciences et la sociologie du goût. Plus grave, elle met en cause toute la validité, l’acceptabilité de la réforme, que la dégustation concerne 1% ou 30% des vins. Car ce n’est pas un problème de quantité, c’est un problème de conception qui met en cause la capacité des vignerons de notre pays à répondre aux enjeux mondiaux du vin, sur quelque segment de marché que ce soit. C’est une menace directe sur la liberté d’entreprendre de nos domaines viticoles. C’est une menace directe sur la capacité des vignerons français à proposer au marché mondial d’authentiques vins de terroir. C’est enfin une atteinte directe à un droit élémentaire de chaque être humain : la reconnaissance et le respect de son caractère unique, en particulier le droit au respect des goûts de chaque individu.
L’appellation d’origine contrôlée est un devoir et un droit collectifs, fruit d’une longue culture collective, dont l’exemple aujourd’hui fait le tour du monde. Mais les droits et devoirs collectifs ne peuvent s’appliquer à des critères de discrimination positive du goût, sous peine d’atteinte à des libertés fondamentales.
– la liberté d’entreprise : dans le segment des vins de région, des vins de volume, qui ne répondent pas à des critères d’exigence d’expression de terroir (crus, parcelles), chaque entreprise viticole doit absolument pouvoir avoir la liberté, sous condition du respect du cahier des charges de la production, d’obtenir des vins d’assemblages visant leurs marchés spécifiques. Vouloir imposer un goût de référence reviendrait à vouloir appliquer le caractère collectif incontournable de l’AOC à un domaine (le goût) qui n’en relève pas du tout, aboutirait à imposer une standardisation des techniques, et un marché de monopole, car la diversité des apports sur une aire régionale est telle que personne ne peut prétendre définir une seule expression de référence sans porter atteinte à cette liberté d’entreprise.
– la capacité de la viticulture française à garder et gagner le marché des vins de terroir est aussi directement menacée. Ce segment haut de gamme est porteur de l’image des vins français. Il ne pourra le rester que s’il est synonyme d’authenticité, de diversité, d’identités particulières, que s’il ne s’identifie pas à un goût standardisé. Le respect des grands terroirs exige le respect de l’expression de leur identité dans sa variabilité, jusque dans leurs « défauts », sans interventions correctrices lourdes. Variabilité du terroir au sein même de l’appellation, variabilité du millésime, variabilité due à la personnalité du vigneron. Vouloir définir une « famille organoleptique» reviendra inévitablement, puisqu’elle n’est pas l’expression authentique du terroir, à exiger des vignerons, pour qu’ils obtiennent « l’agrément », des interventions correctrices contraires à l’éthique des vins de terroir. C’est la perte assurée à terme de l’image et des marchés des grands vins de terroir français.
– Le goût unique, «référent », n’existe pas. Le prétendre est une contre vérité scientifique : les chercheurs savent aujourd’hui qu’entre la variabilité génétique individuelle, l’histoire de la relation du plaisir de chacun aux goûts, et les cultures différentes, le « goût » est autant dans ce qui est goûté que dans celui qui goûte, chaque « goûteur » étant, lui, unique.
Comme vouloir définir une « famille organoleptique » par AOC est une impasse scientifique, en imposer une revient dans la pratique à imposer une stratégie d’entreprise particulière à toutes les autres, revient à éliminer la diversité des « goûteurs » et du marché, à nier la complexité de l’identité des terroirs, et le droit de chaque homme à avoir sa propre identité gustative. Quelle est la validité juridique de la notion chimérique de « famille organoleptique ? », dont une étude INAO/INRA elle-même conteste la pertinence ? En résumé, c’est une grave menace pour la crédibilité de la viticulture française.
Contact :
Patrick Baudoin
http://seve-vignerons.fr