Par François Arnoux, céréalier, producteur de semences, dans le Sud de la Vendée, Claire Dutter, productrice de lait, de sucre et de céréales dans le Bas-Rhin, Bruno Cardot, producteurs de céréales, de betteraves, de pommes de terre, de maïs, de colza et viticulteur dans l’Aisne, Jean-Marc Chamignon, agriculteur dans l’Allier (polyculture-élevage),président de la SICA BB (Société Coopérative Agricole du Bocage Bourbonnais), vice-président de l’UCAL,une union de coopératives agricoles, Rémy Heim, agriculteur et entrepreneur en travaux agricoles, chercheur de solutions innovantes, en Alsace, Eric Allard, arboriculteur et conseiller arboricole dans les Hautes-Alpes, Yves d’Amécourt, viticulteur en Gironde et en Dordogne.
Une version allégée de cette tribune est publiée dans le journal l’OPINION du 22 mai 2025

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait Rabelais à la Renaissance. Cinq siècles plus tard, le balancier a basculé si fort qu’il faudrait oser inverser la formule : conscience sans sciences n’est que ruine de la politique.
Aujourd’hui, la science n’est plus convoquée dans le débat public pour éclairer la décision, mais pour être caricaturée, instrumentalisée ou disqualifiée. Elle ne suscite plus confiance : elle fait peur, ou dérange. À force d’être sortie des enceintes du pouvoir, la culture scientifique a cessé d’irriguer la politique, et avec elle la capacité à gouverner dans un monde complexe, technologique, interdépendant.
Le silence des sciences, le vacarme des idéologies
Le philosophe Michel Serres, disparu en 2019, fut l’un des rares à avoir diagnostiqué cette fracture. Dans Petite Poucette, il écrivait : « Le monde a changé plus en cinquante ans qu’en plusieurs millénaires. Mais nos institutions pensent encore avec des catégories d’il y a cent ans. » [1]
Pour lui, la classe politique française était formée aux humanités classiques, mais inculte face aux avancées scientifiques majeures : génétique, informatique, biologie, climatologie, astrophysique… Une double ignorance devenue périlleuse, car nous vivons désormais dans un monde où la moindre décision de santé publique, d’agriculture, d’énergie ou d’aménagement du territoire dépend d’un socle scientifique que les décideurs ne maîtrisent plus.
Et le résultat est là : on interdit les néonicotinoïdes sans prendre en compte les études récentes sur leur usage raisonné. On ferme Fessenheim sans mesurer l’impact carbone, ni même nos besoins énergétiques. On impose les Zones à Faibles Émissions (ZFE) sans regarder leur efficacité réelle ni leurs effets sociaux. On légifère dans l’urgence médiatique, sans évaluation des conséquences à moyen terme. Le principe de précaution, conçu pour prévenir les risques graves, devient le principe d’inaction.
La biotechnologie, un cas d’école de l’aveuglement
Le dossier des OGM et des NGT (nouvelles techniques de sélection) en agriculture illustre à la perfection cette déconnexion entre science et politique.
Alors que les scientifiques de l’INRAE, de l’EFSA et de l’OMS s’accordent sur l’innocuité des OGM autorisés, la France les rejette en bloc depuis 2008, par pure précaution idéologique. Le riz doré, enrichi en bêta-carotène (précurseur de la vitamine A), pourrait sauver des centaines de milliers d’enfants de la cécité en Asie du Sud-Est [2]. Idem pour la banane enrichie en vitamine A, développée pour lutter contre la malnutrition en Afrique de l’Est.
Aujourd’hui, la génétique de précision – CRISPR/Cas9 et autres “ciseaux à ADN” – permet de modifier un gène sans insérer d’ADN “étranger”, de façon bien plus ciblée que les mutagénèses aléatoires déjà autorisées depuis les années 1960.[3] Pourtant, ces NGT sont assimilées aux OGM au nom d’un juridisme dogmatique, alors que les enjeux climatiques, environnementaux et sanitaires imposent de revisiter ces catégories. Là encore, la politique ne suit pas la science — elle lui tourne le dos.
De la défiance à la paralysie
Ce rejet de la science n’est pas anodin. Il nourrit la défiance envers l’expertise, le repli sur l’opinion, l’émotion, le soupçon. On préfère les youtubeurs aux ingénieurs, les certitudes aux données. Le scientifique est suspect s’il est compétent, coupable s’il est financé, inaudible s’il est nuancé.
La pandémie de Covid-19 l’a montré de manière éclatante : la parole scientifique a été mal comprise, instrumentalisée, parfois discréditée. L’incertitude naturelle de la recherche a été prise pour de l’incompétence. L’appel à la prudence, pour de l’hésitation. La science, au lieu de guider les choix, est devenue un champ de bataille idéologique. Le consensus scientifique d’un moment, est devenu un dogme pour tout le temps.
L’oubli des mathématiques : quand l’idéologie ignore les chiffres
Autre symptôme du recul de la culture scientifique : la disparition des mathématiques élémentaires du débat public. Non pas les mathématiques de haut vol, mais celles des surfaces et des proportions, des ordres de grandeur et des raisonnements logiques. Ce que nos parents appelaient “la règle de 3” !
Un exemple frappant : à l’Assemblée nationale, une proposition récente visait à étendre à 200 mètres le rayon des zones de non traitement (ZNT) autour des habitations. Mais 200 mètres autour d’une maison, c’est un disque de 12,57 hectares [4]. Dans un département comme la Gironde, par exemple, où l’habitat dans les zones cultivées est diffus, cette mesure reviendrait à interdire toute activité agricole sur la quasi-totalité du territoire ! Pétrus, Cheval blanc, L’Angelus, Yquem seraient rayés de la carte ! Qui a fait ce calcul ? Qui l’a seulement évoqué ?
Réconcilier science et politique
Il est temps d’exiger une double culture chez nos décideurs. Non pour faire de chaque député un biologiste, ni de chaque maire un ingénieur nucléaire, mais pour qu’ils comprennent les mécanismes fondamentaux du raisonnement scientifique : rigueur, expérimentation, doute constructif, vérification, proportionnalité.
Cela suppose :
– de former les élus aux grandes avancées scientifiques contemporaines ;
– de favoriser l’entrée de scientifiques dans les instances consultatives et décisionnelles ;
– de créer des ponts entre les laboratoires, les agences sanitaires, les entreprises et les pouvoirs publics ;
– de responsabiliser les médias dans leur manière de rapporter la science ;
– de réhabiliter les mathématiques appliquées dans l’administration, le droit et l’action publique.
La science n’est pas infaillible. Elle n’est pas un dogme. Mais elle est l’un des rares antidotes à la démagogie, et peut aider à penser l’avenir dans un monde de plus en plus instable. Face au changement climatique, aux pandémies, à la pression alimentaire mondiale, nous n’avons pas le luxe d’en faire un épouvantail.
Comme le disait Michel Serres : « Nous avons plus appris en un siècle qu’en toute l’histoire humaine. Encore faut-il que cela nous serve. » [5]
À trop ignorer la science, la politique se condamne à l’impuissance ou au mensonge. Il est temps de réconcilier la raison et l’action, la connaissance et la décision. Faute de quoi, la démocratie elle-même pourrait finir dans les ruines qu’elle aura laissées s’accumuler.
Notes de bas de page :
[1] Michel Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2012. Voir aussi son discours de réception à l’Académie française (1991).
[2] FAO (2021) : « Le Golden Rice est sûr pour la consommation humaine et vise à réduire la carence en vitamine A dans les pays en développement » ;
[3] EFSA (2023) : « Les techniques de mutagénèse ciblée (CRISPR-Cas9) présentent un niveau de précision supérieur à celui des techniques conventionnelles ».
[4] Surface d’un cercle = π × r². Pour un rayon de 200 m : 3,1416 × (200²) = 125 664 m², soit 12,57 hectares.
[5] Michel Serres, entretien sur France Culture, « En quête de science », 2014.
