L’interdit du vin aux origines de l’islam (Jean-Baptiste Humbert)

  

   Nous pouvons être décontenancés par l’interdiction du vin dans l’islam : les raisons fournies sont sans proportion avec la force de l’interdit qui dépasse la condamnation légitime de l’ébriété. Je voudrais modestement poser la question : comment en est-on arrivé à jeter l’opprobre sur le vin, un des piliers de la culture méditerranéenne avec le blé et l’olive ? Mon propos se veut libre et ne vise pas une technicité qu’il mériterait pourtant. L’intérêt porté au sujet au fil des années m’a permis de saisir au hasard des faits épars que j’essaie ici d’assembler. À fréquenter les sociétés du Proche-Orient, j’avais été frappé par la répulsion qu’inspire le vin et que ne suscitent pas les autres boissons fermentées, la bière par exemple.  L’alcool est certes un interdit moral mais le vin, autrement que l’alcool, ressortit au fonds religieux. Des bédouins qui n’en connaissent que le nom me l’ont dit diabolique : la piste nous mène vers le sacré. Je soupçonne que la condamnation dut être un moyen de renforcer l’identité de l’islam primitif et que le sens s’en est perdu.

     L’interdit du vin dans l’islam ne subit, à première vue, aucune dérogation. Pourtant un rapide regard sur les commentaires depuis plus d’un millénaire permet d’en douter. Mohammad n’aurait pas lui-même promulgué l’interdit : Des « fruits du palmier et de la vigne, vous obtiendrez une boisson enivrante… »  (Sourate 16,69). Il a fustigé l’ébriété. La prohibition, qui un jour était devenue inévitable, s’est organisée sur le long terme. La question qui nous intéresse ici n’est pas l’interdit lui-même, mais ses causes. Les justifications fournies, multiples, toujours faibles, sont loin de convaincre. Nous sommes amenés, par le biais de l’archéologie, à en chercher les raisons dans le registre identitaire et religieux. Il nous faut d’abord esquisser dans l’islam primitif le contexte socio-culturel par quelques touches.

     Dans le Hedjaz, au temps du Prophète, l’alcool entrait dans la fabrication des boissons populaires. Datte, figue, orge et épeautre, miel mélangés à l’eau étaient mis à fermenter ; le degré d’alcool était faible et de telles boissons n’étaient pas suspectes. Un de ces breuvages, le nabidh, était même offert aux pèlerins de la Mecque dans les trois premiers siècles de l’Hégire, dans une officine jouxtant la fontaine Zamzam[1]. Il était jugé roboratif par les pèlerins. En revanche le vin était rare et cher, toujours importé de Syrie ou d’Iraq. En boire était l’apanage des classes supérieures, les excès étaient connus.

     Dans le Coran le thème du vin est ambivalent : d’un côté le vin, qui provoque l’ivresse, vient du Mal, de l’autre il est le breuvage du Paradis. Le premier l’a emporté, le second a été idéalisé. Il a pourtant dans les deux cas une connotation religieuse. Les deux références sont liées à la proximité du divin. Le premier côté est négatif, pragmatique : il n’est pas respectueux de prier en état d’ivresse, qui atténue la raison et mène à la débauche. Le second, positif, est mystique, où le vin du paradis sera bu, symbole d’une ivresse d’une autre nature qu’est la présence de Dieu. La leçon est la même dans les trois religions du Livre,elles stigmatisentles ravages de l’alcool. Nous aimerions montrer que l’interdit a une origine plus sérieuse, plus profonde, parce que le vin était perçu comme au centre du rite chrétien. L’islam, dans sa source arabe proche-orientale, a baigné dans la culture du vin. Il parut teinté d’idolâtrie parce que ses racines sont ancrées dans l’Antiquité gréco-romaine, où par l’ivresse, au moins sous la forme légère d’une griserie, l’espace divin s’ouvrait ou s’entrouvrait. Le meilleur témoin se trouve dans les rites dionysiaques. L’ivresse grecque mène « hors de soi » puisque le divin se dévoile dans un ailleurs, en tout cas dans un en-dehors, au contraire de la voie chrétienne qui a valorisé un Dieu en soi. Simple moyen ou expérience, le vin est mystique. Dionysos, dieu de la vigne et du vin, n’est pas un dieu de la ville, mais un dieu des campagnes des régions de vignobles, les rites se déroulent dans la nature, dans la forêt où s’estompent les lois et les usages. Son indépendance séduit et effraie en même temps. Il fut la divinité la plus populaire du monde hellénistique. Les fidèles de Dionysos sont mangeurs de viande chassée. L’ivresse fait partie du rite et il y eut, ici ou là, un soupçon d’anthropophagie ; un écho équivoque put en être perçu dans le rite eucharistique. Ses symboles sont vigne et vrille que l’on retrouve envahissant le décor architectural, les reliefs sculptés et les mosaïques de tout l’Orient, puis la feuille de lierre qui rappelle la forêt. Le Bacchus romain a déclassé Dionysos ; ses bacchanales ont pu se maintenir sous des formes atténuées dans les cultures populaires, au moins jusqu’à l’avènement de l’islam. L’islam a été confronté à cette idolâtrie populaire.

     La prohibition fut aussi morale et nous savons qu’elle fut mal suivie. Dans l’Orient méditerranéen où la noblesse du vin était une joie, un don des dieux, le refuser n’avait guère de sens. Il est hasardeux d’estimer le temps qu’il fallut pour que l’islam s’en sépare. Les fidèles du Prophète, arrivés en Syrie des confins de l’Arabie avec les Omeyyades, avaient adopté sans scrupule une civilisation raffinée où le vin était partout en bouche et dans les esprits. La poésie bachique était fort à l’honneur chez les Arabes dont de beaux poèmes des Ve-VIe s. ont été transmis par les Abbassides. Les premiers croyants n’ignoraient pas les recommandations coraniques quand en même temps d’autres musulmans, en position de refus, forgeaient une doctrine articulée entre un art de croire et un art de vivre. Un des lieux qui atteste l’adoption du vin est l’art poétique de l’islam du VIIIe s. qui, dans la lignée bachique, n’a pas hésité à le chanter. Cet art trahit sans ambiguïté les fastes du breuvage, en amont de la métaphore. Le jus de la vigne va alors renouer avec le lien bachique qui n’était pas perdu, et renouerde façon d’abord contestataire. Un siècle plus tard, un courant poétique appelé al-Khamriyya, d’après la couleur rouge du vin, avait acquis un rôle de résistance, mais en marge et volontiers dirigé contre les préceptes religieux : la mystique prime la morale. C’est pourquoi cette littérature dynamique pendant plusieurs siècles, toujours hétérodoxe, a été tenue pour suspecte ou rejetée sans qu’on ait pu brider son succès. Au tournant du millénaire, renouant avec un contexte religieux, probablement par la proximité du monachisme chrétien, la Khamriyya prit un tour mystique, symbolique, et codé pour initiés. L’amour et le vin y sont des métaphores. Le poème se veut parfois ésotérique. L’être aimé est Dieu qu’il faut atteindre, le processus est celui de la séduction, le but est la fusion. Le vocabulaire de l’amour jusqu’à l’érotisme transpose la quête du divin. Le vin est le contrepoint constant de l’amour qui introduit à la connaissance et préfigure le partage de la Présence.

     La « taverne » indique le monastère et le thème irrigue la Khamriyya. Citons L’éloge du vin, le poème mystique de ‘Omar ibn al-Fâridh (1181-1235) : « Sans son parfum je n’aurais pas trouvé le chemin de ses tavernes », avec en écho : « Près de ses tavernes, le paralytique marche et les muets se mettent à parler au souvenir de sa saveur », enfin « il est à ta disposition dans les tavernes ; va le prendre dans toute sa splendeur »[2]. La taverne dit, sans prétendre le cacher, ce qu’à l’époque étaient les monastères, lieux d’accueil de voyageurs au long d’itinéraires désertiques ou montagneux. Le monastère est un domaine clos, avec une treille dans un jardin, des jarres dans une cave, des livres, un sanctuaire. La formule monastique syriaque s’était transmise. Nous percevons dans la taverne une forme du diwan, un lieu et des moments pour lire, versifier, chanter, prier et boire. Des siècles plus tard, la mystique persane a maintenu le lien : « À l’étape du chemin où se trouve l’ami(e) … la cloche se met à tinter pour annoncer le départ ; si le Vieux Mage (ou ‘Le Vieux de la Taverne’ ou encore le ‘Maître marchand de vin’) te l’ordonne, colore avec du vin ton tapis de prière, car l’itinérant initié connaît bien les règles des étapes du voyage » (Hafiz, c.1310 – 1380)[3]. Le monastère est aussi un lieu de méditation où le vin eucharistique engage une fusion corporelle, au moins sensible, avec Dieu, terme de la quête mystique. On perçoit ici une conjugaison implicite ou explicite des théologies du christianisme et de l’islam, codée ou déclarée.

     Notre propos en appelle aussi à l’histoire et à l’archéologie. Dans le contexte oriental religieux et politique déjà fort diversifié, l’élément musulman, minoritaire à l’origine, s’est incrusté puis assimilé par étapes. L’islam a emprunté à la culture chrétienne pour la simple raison que les deux obédiences vivaient mêlées. Il est douteux que chrétiens et musulmans aient toujours été clairement distingués dans la Syrie des VII-VIIIe s. Les musulmans venus du Hedjaz étaientpeu nombreux, les oasis du Hedjaz n’ayant jamais été un pays peuplé : les provinces fertiles en bordure de la péninsule arabique, le Yémen, le Dhofar, le Hasa oriental n’étaient pas dans l’orbite de Mohammad. Les quelques milliers de conquérants partis de Médine comprirent vite qu’ils étaient incapables à eux seuls de contrôler les millions d’habitants de l’empire conquis. Entrésdans l’Orient byzantin, ils ont composé avec ses cultures, et leur force vint de ne pas s’y fondre. L’essor de l’islam partit du mondeméditerranéen et non des caravaniers du Hedjaz. L’islamisation a tiré sa force des tous ceux qui s’étaient ralliés, favorables au détachement de la portion syrienne de l’empire. Au début, l’élite musulmane fut une poignée d’hommes qui régnait sur un monde chrétien. Leur contact a produit le miracle omeyyade. Puis la conversion progressive des peuples à l’islam a accompagné la lente élaboration théologique de la nouvelle religion, qui ne fut pas majoritaire au Proche-Orient avant la chute franque. Les deux confessions, surgies l’une après l’autre au sein d’une même société, ont cohabité parfois mal mais d’abord plutôt bien. Les échanges et le passage d’une religion à l’autre furent continus et réguliers, ce qui nous convainc que le vieux fonds chrétien ne fut pas radicalement rejeté : le Proche-Orient musulman a gardé et conserve l’héritage d’un christianisme effervescent qui s’est adapté, converti.

     Il faut relever un fait qui n’a pas été suffisamment exploité : chrétiens et musulmans ont mis du temps à forger les différences qui les séparent. Ils ont même dû longtemps partager certains lieux de culte. Par musulman, il faut entendre non pas l’étranger venu du sud mais celui qui, dans les villages, s’était rallié à un islam qui n’était pas encore considérécomme une religion différente mais simplement concurrente. Le premier islam put être perçu par le menu peuple telle une réforme de plus, à teneur judéo-chrétienne dans un empire byzantin travaillé par des luttes théologiques[4]. Aux chrétiens, il put paraître une hérésie dérivée de l’arianisme ou parente du nestorianisme. L’Orient monophysite, dans sa perception profonde de la transcendance, fut un terrain favorable pour l’accueillir. Au VIIIe s., nestoriens et musulmans se sont fréquentés et se sont estimés. À plus forte raison lorsque, dans la partie sémitique de l’empire en butte au grec chalcédonien de Byzance, l’islam apportait avec lui une familiarité sémitique, réconfortante.

     Citadins et villageois syriens ont fourni le gros des sympathisants d’un islam qui avait conquis, et n’ont pas tous déserté la taverne, entendons l’église. Il y eut une période de transition. Un article de Suleiman Bashear[5] nous donne une chance d’en mieux saisir le syncrétisme et de reconnaître l’abondance des sources ; notre propos ne prétend qu’à le prolonger. Bashear fournit un luxe de références quant aux questions que se posait un islam que l’on pressent encore proche de son surgissement, cherchant ses marques. La direction de la prière en se tournant vers la Mecque n’a pas été d’usage généralisé aux origines, au moins jusque dans le IXe s., mais vers le soleil levant, à l’est comme dans la tradition chrétienne. Les qibla de quelques anciennes mosquées de la Péninsule, Oman ou Yémen, sont tournées vers l’orient et en Palestine une mosquée possède deux mihrab dans les directions de l’est et du sud[6] ; la mosquée de Be’er Ora, proche du golfe d’Aqaba et datée du IXe s., est une mosquée de caravaniers, aux limites marquées au sol par un mur bas ; les deux orientations laissent pressentir un choix, éventuellement par deux groupes aux traditions différentes. La seule qibla orientée vers la Mecque a été l’objet d’un débat long et difficile. Avant la mosquée, l’église a été un des lieux pour la prière musulmane.

     Permettez-moi de citer Bashear dans un certain désordre. Abu Khaled al-Wâsiti (150 A.H.) accepte sans condition la prière dans un lieu chrétien. Une attitude assez souple a admis les statues à condition qu’elles ne soient pas dans la direction de la qibla, ou mieux, qu’elles soient couvertes d’une toile. Al-‘Ayni (855 A.H.) estime que prier dans une église n’est pas interdit, mais qu’il vaut mieux l’éviter à cause des icônes et des statues ; on put aussi y prier de nuit quand l’obscurité les cache. Pour Mûqatil ben Khayyan (150 A.H.), les musulmans qui entrent dans un sanctuaire chrétien doivent affirmer l’unicité divine musulmane : ils le fréquentaient donc. Les musulmans ont prié dans les églises de Jérusalem et certains affectionnaient le mont des Oliviers, lieu de l’Ascension où quelques uns ont tenu à être enterrés. Le mihrab Maryam de Jérusalem est cité dans le Coran 19 :16. Le calife ‘Omar aurait prié dans le Tombeau de la Vierge, encore à Jérusalem, et l’aurait ensuite regretté. Mu‘âwiya et ‘Ubâ b. al-Sâmit se rencontraient dans une église pour discuter des hadith. ‘Omar b. Abd-al-‘Aziz convoque le peuple dans une église (de Damas ?) pour rendre grâce quand il fut fait calife (110 A.H.). ‘Abdallah ‘Amr al-‘As aurait pris l’habitude de visiter la basilique de Bethléem et d’offrir l’huile pour les lampes. Le petit peuple en voyage, cherchant un endroit pour prier, pouvait utiliser l’église quand il pleut  « parce qu’elle était propre ». D’autres témoignages rappellent que les musulmans pouvaient y prier à condition d’en avoir lavé le sol à grande eau, avec parfois la prescription de se tourner vers la Mecque, au sud. On cherchera les raisons de ces fréquentations pratiques pour certains, contestables pour d’autres.

     La réponse est probablement à chercher aux origines de la mosquée. L’islam ayant conquis le Proche-Orient, on ne s’étonnera pas qu’il ait vite inspiré de la sympathie et fait des adeptes. Nous ne pensons pas que ces derniers aient tous eu l’intention de changer de religion, et nous hésiterons à utiliser le mot de conversion : beaucoup s’étaient ralliés pour des raisons politiques, économiques ou de simple convenance, et pouvaient se considérer comme chrétiens dissidents, voire hérétiques, sans le sentiment d’avoir vraiment rompu avec leur tradition. La constitution d’un dogme musulman s’est confortée peu à peu par opposition au dogme chrétien avec d’autant plus de facilité que le christianisme était miné par les querelles théologiques. Un tel mouvement a remodelé l’identité religieuse sur le vieux fonds oriental. La phase d’hésitation ou de syncrétisme, que l’on pourrait nommer christiano-islam, peut en partie expliquer la rareté des mosquées : elles n’étaient pas partout nécessaires dans le monde rural. Dans les villes, la mosquée semble se détacher progressivement de la proximité topographique du sanctuaire chrétien et il faut attendre le début du IXe s. pour que la séparation soit explicite ; M. Guidetti a remarqué qu’au début de l’islam, les premières mosquées en ville, dites « du vendredi » sont des espaces modestes, certes réservés à la prière mais accolés aux églises ; les sources écrites musulmanes attestent que souvent l’espace réservé a été pris sur le sanctuaire[7].

     L’archéologie a découvert de belles mosquées d’avant l’an mil, la plupart d’entre elles dans les palais, les centres administratifs, ou au cœur des villes d’une certaine importance. Elles cautionnaient le pouvoir en place, indispensables quand l’islam était fortement minoritaire. En revanche, le petit peuple surtout paysan n’avait pas de mosquée. L’absence de mosquée n’a pas bridé le processus progressif de conversion des campagnes. En Transjordanie, elles n’apparaissent qu’au XIIIe s. sous la férule mamelouke de Baybars, siècle marqué par une sédentarisation des nomades dans la vague de conversion massive qui suit l’éradication des derniers Francs. Les mosquées sont contemporaines des nouveaux villages installés sur les anciennes habitations byzantines ; elles sont parfois construites dans les ruines des sanctuaires comme pour marquer la permanence des lieux sacrés ; la petite mosquée de Rihab occupe les ruines du chœur de la « cathédrale », munie d’un mihrab vers la Mecque. À Samra, la mosquée mamelouke est dans l’église 11 réorientée vers le sud. Les mosquées sont bâties sans soin avec des blocs romains ou byzantins de remploi. Les nouveaux villageois ont enfin inventé leur lieu de culte.

     Il est alors logique de croire qu’aux VII-VIIIe s., l’église du village était restée le lieu de l’assemblée pour une société où la mixité des deux religions était plus ou moins dans les mœurs. Nous tentons de le vérifier par l’archéologie. Le VIe s. voit l’apogée de la christianisation, les villages du nord de la Jordanie où nous travaillons sont encombrés d’églises, de monastères et de chapelles. Khirbet es-Samra, le tout petit village que nous explorons, d’un peu plus de trois hectares, a livré onze chapelles, et il y en a certainement d’autres. Aucune mosquée n’a été repérée avant celle du XIIIe s. et ce n’est pas en raison de l’absence de l’islam. Au moins deux chapelles ont été converties en atelier ou en habitation où l’on voit la trace d’une mutation culturelle et religieuse qui se devine radicale. Aux VII-VIIIe s. où la mosquée n’est pas encore venue, l’église au cœur du village put voir se rassembler les fidèles en dépit des divergences de convictions. Il y eut des frictions et nous en avons des témoignages.

     Nous abordons alors la question de l’iconoclasme dont les causes semblent complexes. Surtout dans le Bilad esh-Sham, les ‘motifs animés’ des mosaïques ont été détruits et les pavements restaurés sans figuration. Quelques chercheurs préfèrent le vocable iconophobie qui conviendrait mieux, avec plus ou moins de force,aux trois monothéismes, et dont l’origine serait philosophique. Il y a bien une réticence sémitique à l’image, enracinée dans le vieux fonds oriental. Pourtant, dans cette région de l’Orient, les sources et l’archéologie mettent en évidence un véritable iconoclasme. Suleiman Bashear relate des faits. Quand le musulman prie dans une église, il doit prendre bien garde de ne pas regarder les représentations humaines et animales des pavements ou des peintures murales, considérées comme des idoles. Le fameux édit de Yazid en 725 engageait à détruire les images ; certains historiens le croient apocryphe mais l’événement signifie. On peut comprendre sans peine que l’islam prenant de l’assurance en aurait profité pour poser son empreinte et asseoir son autorité. Les images qui blessaient la croyance des uns constituaient pour les autres une espèce de répertoire populaire pour l’édification des fidèles et la catéchèse. La majorité des fidèles était des illettrés pour lesquels les images restaient un langage, un code culturel. Le siècle de Justinien avait remis en honneur l’héritage iconographique de l’Antiquité, les thèmes avaient été christianisés, la théologie populaire en avait converti les symboles avec adresse. Cependant les derniers païens n’étaient pas si anciens et l’on pouvait craindre une réminiscence d’idolâtrie. L’iconoclasme fut alors un moyen de contrer la propagande chrétienne. L’examen des caries des pavements convainc qu’il ne s’agissait pas tant de faire disparaître des ‘motifs animés’ que de priver d’un répertoire à teneur religieuse, de brider le prosélytisme mal toléré, en tout cas malvenu.

     Les arbres n’offensaient personne. Toute figure humaine devait être effacée parce que substitut de l’idolâtrie. Il fallut supprimer les symboles religieux ; dans le bestiaire, les ânes, chiens, ours et chevaux ont été généralement épargnés parce que sans résonance théologique. En revanche, lions et taureaux représentent des évangélistes ; le phœnix est symbole d’éternité ; les oiseaux figurent le Saint-Esprit et d’une manière plus générale les oiseaux sont parfois l’image de l’âme en cage qui dans le néo-platonisme rappelle qu’elle est prisonnière du corps, quand la cage ouverte et vide symbolise l’âme envolée vers l’au-delà. Les moutons sont l’agneau mystique qui renvoie au sacrifice par excellence. On peut objecter qu’une telle sélection souffre d’exceptions ; alors nous tiendrons compte que tapis et mobilier pouvaient cacher certains motifs, ou que l’obscurité de l’édifice n’était pas favorable à un inventaire systématique, enfin que l’arrachement des pavements commis sur ordre a été exécuté par les chrétiens eux-mêmes qui ont pu trahir les injonctions.  

     À la chute des Omeyyades le besoin d’orthodoxie des Abbassides aurait eu raison de la tolérance et les deux obédiences religieuses se sont alors clairement distinguées l’une de l’autre. Le croisement dans le sanctuaire ne fut plus tenable longtemps. Il est probable que les musulmans ont dès lors fréquenté l’église villageoise en dehors des heures où les chrétiens s’assemblaient, mais la promiscuité des deux disciplines ne pouvait qu’être source d’ambiguïtés. La nef sud de l’édifice, meilleur endroit pour se tourner vers la Mecque, était réservée ou autorisée aux musulmans. Le droit s’en est conservé longtemps même sans être toujours revendiqué. Au XVIIe s., un visiteur de la Custodie de Terre Sainte confirme le droit pour les musulmans de prier dans l’église de Sabastiyeh (Palestine) où le chef de Jean-Baptiste était l’objet de la vénération des deux communautés. Le même droit n’a jamais été abrogé pour le transept sud de la basilique de la Nativité à Bethléem. Dans le grand centre de pèlerinage aux saints Serge et Bacchus de Sergiopolis (Resafa, désert syrien), la mosquée communiquait avec la basilique ; les deux communautés faisaient le pèlerinage. Ce ne sont que des exemples et l’inventaire des syncrétismes serait long. Nous faisons alors l’hypothèse que l’autorité musulmane, à un moment donné, aura été vigilante à bien distinguer les cultes et à dépister les crypto-musulmans qui hésitaient à franchir le pas d’une adhésion ferme.

     Le Proche-Orient planté de vignes produisait du vin, le buvait, le vendait, l’exportait, parfois jusqu’à Rome, en Espagne et sur le Rhin. Les potiers tournaient des jarres et des amphores pour le transporter, des cruches pour le servir, des gobelets pour le boire. Dans la région qui nous occupe, la Transjordanie du Nord, la période omeyyade est signéedans les fouilles, par une catégorie de poteries immédiatement reconnaissable : à pâte claire, jaune ou orange, elles portent un décor de branches et de spirales peintes en rouge où l’on devine les rinceaux et les vrilles stylisés de la vigne[8]. Il est possible de croire que la demande expresse avait été faite de bien identifier les jarres et la vaisselle au contact du vin pour éviter les méprises. Les dessins de rinceaux et de vrilles ne seraient pas un décor gratuit mais un moyen de les identifier sans peine. Le coup de pinceau bâclé put n’être qu’un signal. La diffusion de cette poterie forme une couronne autour de l’Ajlun qui fut, naguère encore, un vignoble. L’archéologie constate qu’elle a disparu assez vite après l’avènement des Abbassides, qui ont contraint la tolérance des Omeyyades et durci l’interdit.

     Les causes de l’interdiction du vin ne furent pas théologiques, de culturelles elles devinrent politiques. Il fut exigé d’être musulman à part entière ou de ne pas l’être. L’église était le lieu de l’équivoque et objet d’ambivalence. Lieu du rite eucharistique, on y consacrait du vin. Y assister montrait du doigt les hésitants ou manifestait une conversion ambiguë. Consommer du vin désignait l’appartenance. Alors que sa prohibition a visé d’abord le rite, il a fourni, dans le même mouvement, l’indication d’une fausse adhésion. Puis, sous toutes ses formes, il aurait défini l’héritage et la tradition de l’autre. Fidèles méditerranéens, les chrétiens furent les gens du vin. La répulsion laisse transparaître l’âpreté du conflit identitaire et manifeste l’urgence de la séparation. La Khamriyya aura entretenu une voie intermédiaire, salutaire en tout cas, sous couvert de mystique et de poésie, non pour tourner la loi mais pour sauvegarder une symbolique par le thème du vin, qu’en raison de sa force, on savait irremplaçable.

 Jean-Baptiste Humbert (op)


[1] Encyclopédie de l’islam, T. VII, p . 841                                                                                                                      

[2] Emile Dermenghem, L’Éloge du vin (al Khamriya), Paris 1980, p. 109, 110

[3] Cité par Mohamad Ali Amir-Moezzi, « Chanter la douceur de la prière. De quelques aspects méconnus du vocabulaire technique de la poésie mystique persanne », Journal des Savants, 2014, p. 133

[4] Jean Damascène, De Hearesibus, chap. 100.

[5] Suleiman Bashear, « Qibla Musharriqa and Early Muslim Prayer in Churches », The Muslim Word, Vol. LXXXI, 3-4, 1991, p. 267-282

[6] M. Sharon, U. Avner, D.Nahlieli, « An early Islamic Mosque Near Be’er Ora in the Southern Negev : possible Evidence for an Early Eastern Qibla ? », Atiquot 30, 1996, p. 107

[7] Mattia Guidetti, « The Contiguity  Between Churches and Mosques in the Early Islamic Bilad Al-Sham », Bulletin of the School of Oriental and African Studies 76, 2003, p. 229-258

[8] J’avais esquissé le propos in : J.-B. Humbert, « Repères chronologiques pour la fin de l’occupation de Kh. es-Samra et de Mafraq : des jarres, du vin et l’iconoclasme », Actes du colloque : La céramique byzantine tardive et omeyyade au Proche-Orient, Beyrouth, 2000, p. 149-162

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