Lettre ouverte aux sages de la République

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,

C’est avec un grand intérêt que nous avons pris connaissance de l’interview que Monsieur le Président du Conseil Constitutionnel a accordée vendredi dernier au journal Le Figaro1.

Nous avons ainsi été rassurés d’apprendre que « ni le Conseil constitutionnel, ni son président n’ont, à aucun moment, été consultés avant le premier tour des élections municipales sur un éventuel report de celui-ci ». Il nous aurait en effet semblé étrange que le Conseil Constitutionnel ait pu donner son aval à une telle décision.

Nous avons également été rassurés de lire que le Conseil constitutionnel s’attendait à être « saisi de ces questions par la voie de la QPC », et ne souhaitait pas, d’ici là, « prendre position sur des débats qui devront être tranchés par le Conseil assemblé ».

Nous partageons les mots de Monsieur le Président lorsqu’il déclare : « Il est certain que la situation est sans précédent dans notre histoire politique contemporaine » et qu’il ajoute : la loi urgence-Covid-19 « soulève des questions inédites qui se posent au regard, notamment, du principe d’égalité ou de l’exigence constitutionnelle de sincérité du scrutin que le Conseil constitutionnel déduit de l’article 3 de la Constitution ».

Nous voyons, comme vous, l’intérêt que le Conseil constitutionnel puisse trancher définitivement les différentes questions soulevées par la loi déjà adoptée, ou les dispositions législatives qui viendront la compléter pour régler ces questions.

La loi du 23 mars 2020 entérine les résultats du premier tour là où il a permis la constitution des conseils municipaux. Elle prévoit un réaménagement du calendrier des élections dans les autres communes. Enfin, elle énonce un ensemble de dispositions en ce qui concerne les modalités de dépôt des listes de candidats, de financement de la vie politique ou encore de fonctionnement des organismes de coopération intercommunale.

Dans l’urgence, le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi de cette loi par les autorités politiques qui auraient pourtant été habilitées à le faire avant sa promulgation. C’est dommage.

Mais l’urgence ne doit sous aucun prétexte défaire ou amoindrir ce que le temps avait permis de construire. Quand le vent souffle, que les voyageurs sont confinés dans les cabines et que l’équipage est sur le pont pour sauver l’embarcation du naufrage, le respect des valeurs fondamentales, des principes fondateurs, des règles de vie à bord sont autant d’atouts pour entretenir la confiance de tous et permettre au navire de prendre les vents favorables et rejoindre son port d’attache.

La question que les parlementaires ne vous ont pas posée, nous allons donc vous la poser.

Nous avons en effet décidé, nous, élus de communes de France, maires prolongés dans leurs mandats, candidats élus ou candidats battus, maires élus dès le 1er tour ou simples citoyens, tous réunis dans l’association « 50 millions d’électeurs ! », de rédiger une Question Prioritaire de Constitutionnalité afin de permettre au plus grand nombre de la déposer, adossée à leurs protestations électorales, devant les tribunaux administratifs compétents.

Chacun peut en effet comprendre l’impatience des nouveaux élus à prendre possession de leurs fonctions mais il existe en France des principes démocratiques à respecter. Tout doit être mise en œuvre pour assurer la sincérité des scrutins et garantir la légitimité des élus qui en sont issus.

Or si les Maires sont les élus préférés des Français, c’est aussi parce qu’ils sont, en dehors des crises sanitaires, les mieux élus parmi les élus : pourtant, ce ne fut pas le cas le 15 mars 2020…

Ce jour-là, des millions de français ont choisi de ne pas se déplacer. Parce qu’ils ne voulaient pas voter ? Non. Parce qu’ils ont privilégié leur vie à leur vote. L’abstention qui aura marqué le scrutin du 15 mars n’était pas libre. C’était une abstention « contrainte ». C’était l’abstention d’une grand-mère à qui son petit-fils avait fait jurer la veille au soir de ne pas se déplacer ; l’abstention du jeune père qui ne voulait pas faire prendre le moindre risque à sa femme enceinte ; l’abstention de centaines de milliers de résidents d’EHPAD déjà confinés. L’abstention de tous ceux qui avaient peur et à qui les milliers de morts de notre pays donnent aujourd’hui raison…

Ces millions de Français qui n’ont pas pu aller voter alors qu’ils le souhaitaient, dont certains même ont dû s’abstenir pour la première fois de leur vie, ces millions de Français se sont fait voler l’élection de leur maire.

Bien sûr des candidats ont été élus : mais quelle est leur légitimité réelle lorsque tant d’habitants n’ont pas pu se déplacer ? A la surprise générale, de nombreux maires au bilan pourtant reconnu ont ainsi été écartés, parfois même à quelques voix près : l’ont-ils été par une majorité d’habitants… ou bien par une minorité de militants ? Mal élus pour les uns, sacrifiés du premier tour pour les autres, le scrutin du 15 mars n’aura été satisfaisant pour personne.

Nous savons en effet qu’avec des taux d’abstention élevés, avec des catégories de population les plus fragiles qui se sont moins déplacées, les nouveaux conseils municipaux ne seront pas pleinement représentatifs de la démographie du corps électoral.

En 1848, la République avait banni le suffrage censitaire. Si nous maintenons les résultats du scrutin du 15 mars, la République aura inventé en 2020 le suffrage sanitaire.

Dans 1250 communes de France représentant près de neuf millions d’électeurs, les maires ont été élus au 1er tour avec… moins de 25% des suffrages. Quelle sera donc la légitimité des maires qui en sont issus ?

Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, a été élu au premier tour à Tourcoing avec les voix de… 15,05% des inscrits. Franck Riester, ministre de la culture, a été élu au premier tour à Coulommiers avec les voix de 17,03% des inscrits. François Baroin lui-même, Président de l’Association des Maires de France (AMF), a été élu au premier tour à Troyes avec les voix de 20.01% des inscrits ! Des maires élus en bonne et due forme qui, lorsqu’ils prendront des décisions, seront contestés, moqués ou sacrifiés sur l’autel de leurs faibles performances électorales. Des maires légalement élus mais qui auront pourtant perdu toute légitimité. Des maires qui ne feront plus autorité, faute de suffrages suffisants…

Chacun comprend que nos sénateurs souhaitent l’installation des nouveaux exécutifs et la tenue rapide d’un second tour. Le corps électoral sénatorial aura en effet à s’exprimer dans quelques mois. Mais ce corps électoral, comme le souligne Didier Maus2 dans une tribune récente, « doit être le reflet des préoccupations politiques d’une période unique et non de deux quelque peu éloignées dans le temps, surtout lorsqu’entre les deux il y aura eu l’état d’urgence sanitaire. » Chacun comprend bien aujourd’hui que c’est toute la pyramide démocratique de la République qui est en péril … Pour qu’une pyramide soit stable, il convient que sa base soit solide : or la base de la pyramide France, ce sont les élus locaux.

Henri Queuille disait : « Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par résoudre ». En ce qui nous concerne, nous refusons de nous laisser porter par une succession de non-décisions qui aboutirait à une décision… par défaut.

En ne vous consultant pas plus tôt, beaucoup de temps a été perdu : c’est pourquoi nous souhaitons désormais rattraper ce temps en vous consultant rapidement avant la discussion des prochaines lois qui ne manqueront pas d’être débattues et votées sur le même sujet, en mai et en juin prochain.

Il ne faudrait pas en effet qu’à la suite du vote de la loi urgence-covid-19 des conseils municipaux soient installés anticonstitutionnellement dans nos communes, élus au cours d’un scrutin jugé insincère et non conforme à l’article 3 de la constitution.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, pour que la démocratie représentative conserve un sens, nous souhaitons vivement que vous ayez l’occasion de répondre à cette simple question :

« Le scrutin du 15 mars 2020 a-t-il été libre et universel ? Et s’il ne l’a pas été, la loi peut-elle en sacraliser le résultat ? »

Nous remettons donc notre Question Prioritaire de Constitutionnalité entre vos mains avec l’espoir qu’elle vous parvienne le plus tôt possible.

Nous la joignons également à notre lettre ouverte.

Veuillez agréer, Monsieur le Président du Conseil constitutionnel, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, l’assurance de notre très haute considération.

En savoir plus

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1 Article du Figaro – Publié le 17 avril 2020 à 20:29 par Stéphane Durand-Souffland Laurent Fabius: «Pas d’éclipse des principes fondamentaux du droit»

2 Ancien conseiller d’État, Président émérite de l’Association internationale de droit constitutionnel, Maire de Samois-sur-Seine. Article d’Opinion Internationale – Jeudi 23 avril 2020 – 06h52

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