
Nous vivons dans une époque paradoxale. Jamais dans l’histoire de l’humanité il n’y eut autant de progrès mesurables : recul de la pauvreté, allongement de l’espérance de vie, accès à l’éducation, diminution de la violence à long terme. Et pourtant, rarement nos sociétés n’ont paru aussi inquiètes, aussi désabusées, aussi méfiantes face à l’avenir.
Cette dissonance n’est pas un hasard. Elle tient à la façon dont notre cerveau appréhende les risques et les pertes. Daniel Kahneman et Amos Tversky, dans leur théorie des perspectives, ont montré que nous ressentons les pertes avec deux fois plus d’intensité que les gains. Notre perception n’est pas linéaire : elle est biaisée par la peur, par l’émotion, par l’évolution elle-même qui nous a appris à détecter le danger plutôt que la promesse. Paul Slovic l’a confirmé : le risque ne se mesure pas dans l’absolu, il se ressent.
Gérald Bronner, dans Apocalypse cognitive, explique comment cet héritage biologique se trouve aujourd’hui amplifié par notre environnement informationnel. Les algorithmes, les médias, les réseaux sociaux, tous exploitent notre appétit pour le sensationnel, pour le tragique, pour l’exception. Les mauvaises nouvelles sont surreprésentées, les bonnes nouvelles étouffées. Une catastrophe, un conflit, un scandale font la une ; une avancée médicale, un recul de la pauvreté, un succès de l’éducation passent inaperçus.
C’est ce que dénoncent Steven Pinker dans Enlightenment Now et Hans Rosling dans Factfulness. Les données sont là, abondantes, solides, accessibles. Mais elles ne pèsent pas face à l’image, au drame, à l’émotion brute. Là où la médiasphère sature nos esprits de peur, la réalité, souvent, progresse en silence.
Cette asymétrie informationnelle a des conséquences profondes. Elle alimente le déclinisme, le repli, le cynisme. Elle installe l’idée que tout va plus mal, que l’engagement ne vaut rien, que le monde est devenu illisible, imprévisible, perdu. Comme le dit Jean-Claude Guillebaud : « Nous avons changé d’espérance ». Ou plutôt, nous avons perdu l’habitude d’espérer. Car espérer suppose de croire que demain peut être meilleur qu’aujourd’hui, et que nous y avons part.
Et pourtant, c’est bien l’espérance qui précède toujours l’engagement. Sans espérance, pas de volonté. Sans volonté, pas d’action. Et sans action, pas de changement. C’est l’espérance qui fait naître les projets, les entreprises, les innovations, les familles, les institutions. C’est elle qui donne l’élan.
Alors, comment sortir de cette sidération ? Comment échapper à la toupie médiatique ? Comment retrouver le souffle de la création ? Edward de Bono, pionnier de la pensée créative, offre quelques pistes. Dans Lateral Thinking, il plaide pour une sortie volontaire des schémas de pensée habituels. Il faut savoir changer de perspective, briser les chaînes logiques, introduire du jeu, de l’écart, de l’inhabituel. C’est par ce détour que la pensée retrouve sa liberté. C’est par ce décalage que renaissent les idées neuves.
Une autre approche puissante est celle de l’analyse de la valeur, théorisée par L. D. Miles. Elle propose de quitter le monde prématuré des solutions pour revenir à la définition du besoin, à la fonction. En posant la question simple : « à quoi cela sert-il ? », on rouvre le champ des possibles. C’est en requalifiant le problème que l’on libère l’innovation. Dans cette lignée, le livre Le But d’Eliyahu Goldratt a fait date en montrant, sous forme de roman industriel, comment la remise en cause des objectifs apparents permet de réaligner toute une organisation.
En France, la méthode APTE, dérivée de l’analyse de la valeur, a permis à des centaines d’entreprises de retrouver le chemin de l’innovation utile, sobre, efficace. Des procédés industriels aux politiques publiques, cette démarche a fait ses preuves. Elle illustre que l’espérance peut être méthodique.
Il est temps que les responsables politiques se saisissent de ces approches, non pas comme d’aimables curiosités intellectuelles, mais comme des leviers concrets de transformation. L’utopie, l’idéal, ne doivent pas être vus comme des buts à atteindre, mais comme des lignes de fuite, des asymptotes qui orientent et qui inspirent. Loin d’être futiles, ces méthodes permettent de créer sans gâcher, d’innover sans dilapider. La créativité ainsi entendue n’est pas une dépense, mais une économie. Elle s’intéresse au vrai, au beau, à l’utile.
En réalité, l’espérance n’est pas une illusion. C’est une discipline. Elle suppose un effort de vérification, de discernement, de courage intellectuel. Elle ne nie pas les difficultés, elle les regarde en face, mais elle ne les absolutise pas. Elle choisit de mettre en lumière aussi ce qui va bien, ce qui progresse, ce qui grandit.
Redonner sa place à l’espérance, ce n’est pas mentir. C’est rééduquer notre regard. C’est refuser que la subjectivité d’un algorithme devienne notre objectivité. C’est rétablir les conditions mentales et sociales d’un avenir désirable.
Dans ce monde saturé d’alertes, redonner sa chance à l’espérance, c’est un acte de résistance. Et peut-être, de renaissance.
