Jusqu’au 17 janvier, les Archives départementales de Gironde organisent une exposition « Vignes à la carte – Mille ans d’évolution en Bordelais (XIème – XXème siècle) ». Une occasion rare et à ne pas manquer pour consulter de telles archives.
Vous êtes peut-être sacrément calé sur le vignoble bordelais, ou mieux encore incollable sur les sous-régions, les 60 appellations, les classements, les châteaux mythiques et les millésimes du siècle, que vous pourriez nous raconter des anecdotes pendant des heures.
Mais il y a beaucoup moins de chances que vous ayez eu la possibilité d’avoir pu admirer une soixantaine de cartes et de plans du vignoble traçant l’évolution historique et socio-économique du XIème jusqu’au XXème siècle !
Alors, que vous soyez férus de cartes, d’histoire ou que vous désiriez en savoir plus sur l’évolution du vignoble bordelais, courez visiter cette exposition. Vous y découvrirez 66 originaux d’archives allant du Moyen Age au XXème siècle sur le plus grand vignoble français et le plus renommé au monde.
Vous pourrez aussi assister à un cycle de conférences et tables rondes sur “l’histoire et le vin” animé par des spécialistes, maitres de conférences et professeurs d’université de Bordeaux 3.
Vous pouvez choisir parmi les thèmes suivants : « Les viticulteurs du Bordelais de la Révolution à nos jours » ou « Le patrimoine architectural viticole. Regards croisés de deux des services patrimoniaux. Archives et inventaire. » Les conférences se tiennent jusqu’au 19 décembre et c’est en entrée libre, alors n’hésitez pas !
Archives départementales de la Gironde (cours Balguerie-Stuttenberg, à Bordeaux). Exposition Salle des Voûtes Poyenne du 14 octobre 2013 au 14 février 2014
XIe – XIIIe siècle, premier essor du vignoble bordelais
Attesté dès l’époque gallo-romaine par les textes et les vestiges archéologiques, le vignoble du Bordelais perdure au cours du haut Moyen Âge, notamment grâce à l’Eglise et aux besoins du culte. L’essor du Moyen Âge central (XIe – XIIIe siècle) conduit à la fondation d’agglomérations (castelnaux, sauvetés et bastides), et à la mise en valeur de terres, appelées « artigues », gagnées sur la forêt et la lande.
L’union du duché d’Aquitaine et du royaume d’Angleterre qui dure trois siècles, de 1154 à 1453, ouvre pour Bordeaux et pour son arrière-pays une période de grande prospérité. L’œuvre de défrichement du sol, dont le vignoble bénéficie dans une large mesure, est menée, en majeure partie, par les grandes institutions ecclésiastiques locales : archevêché, chapitres de Saint-Seurin, de Saint-André, de Saint-Emilion, abbayes de Sainte-Croix et de la Sauve-Majeure. En témoignent leurs archives, principalement les cartulaires, où sont consignés leurs actes les plus anciens. Bien implanté dans l’Entre-deux-Mers et sur les coteaux bordant la vallée de la Dordogne jusqu’en Blayais, le vignoble n’est encore que résiduel sur la rive gauche de la Garonne, tant dans le Médoc que dans les Graves du sud, à l’exception des faubourgs de Bordeaux, où il connaît sa plus grande extension. Si la perte des archives de la collégiale de Saint-Emilion empêche la reconstitution du paysage de cette région, la très grande renommée dont jouit sa production viticole au XIIIe siècle laisse supposer qu’à l’instar de l’Aunis-Saintonge, elle fournit les tables anglaises en vin blanc, une production qui reste dominante à Saint-Emilion jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.
Les cartulaires sont une ressource documentaire très précieuse pour l’étude du vignoble bordelais avant le milieu du XIIIe siècle car ils contiennent la transcription des actes d’acquisition portant sur les biens fonciers. Celui de l’abbaye bénédictine de La Sauve Majeure, rédigé en bas latin, contient 1480 actes ou copies d’actes se situant entre 1079, date de sa fondation, et 1356. La vigne, désignée sous le terme de vinec, y apparaît dans la quasi-totalité des paroisses de l’Entre-deux-Mers.
Le vignoble paysan.
La vigne, dans le Bordelais médiéval, n’apparaît pas seulement aux alentours des villes. Elle constitue l’un des éléments familiers du paysage des campagnes. Mais elle y occupe une place mesurée, rarement plus de 20 % des parcelles. Associée aux prés et aux cultures vivrières, elle se trouve souvent à proximité des exploitations appelées maynes ou estages. Le vin ainsi produit est destiné à la consommation familiale et ne participe qu’indirectement au grand commerce par le biais du crédit et des redevances foncières. Ce n’est qu’à partir de la fin du Moyen Âge que les citadins investissent l’arrière-pays et y développent la viticulture.
Epanouissement du grand vignoble commercial sous l’union anglo-gasconne
Un vignoble de villes et de fleuves
Après la reddition de La Rochelle en 1224, les vins gascons ravissent à leurs voisins poitevins la position dominante dont ils jouissent jusqu’alors sur le marché anglais qui sollicite l’ensemble du bassin de production aquitain. Celui-ci est articulé par le réseau fluvial et le chapelet de villes qui le borde. L’essentiel de la cargaison passe par Bordeaux, capitale du duché, qui cumule les avantages d’un centre de production et d’un point de rupture de charge entre navigation fluviale et maritime. Déjà exonérées par Jean sans Terre de la « grande coutume », taxe à l’exportation, les bourgeois de Bordeaux empêchent, à partir de la décennie 1240, les pays d’Amont de faire parvenir leurs vins à Bordeaux avant la Saint Martin (11 novembre). En 1373, dans le contexte de la Guerre de Cent ans, ce privilège de la descente est officialisé par le roi-duc qui en reporte le terme à Noël. Le système protectionniste, mis en place par Bordeaux grâce à ses privilèges vinaires, suscite la partition du bassin d’approvisionnement en deux entités : le Bas-Pays (équivalent au diocèse de Bordeaux) qui peut embarquer ses vins dès les flottes d’automne, et le Haut-Pays (en amont de Saint-Macaire) qui ne peut le faire qu’avec les flottes de printemps.
Bordeaux pôle essentiel du vignoble médiéval
Le vignoble de Bordeaux, dont il ne reste aujourd’hui que très peu de traces, est, sous les rois-ducs, le plus renommé et le plus étendu d’Aquitaine. Débutant aux portes de la ville jusqu’au-delà des boulevards actuels, la vigne, associée aux « aubarèdes » (saules) y est en monoculture, caractéristique originale pour cette époque. Les ceps s’arrêtent au niveau des villages de la banlieue qui privilégient la polyculture à dominante céréalière.
Pour sa plus grande part, ce vignoble relève des seigneurs ecclésiastiques de la ville. Il est cultivé par des tenanciers qui en recueillent les fruits, exceptée la redevance foncière (« agrière »), d’un quart à un tiers de la récolte. Pour la plupart des habitants et bourgeois de Bordeaux, ces exploitants donnent à ce vignoble suburbain un caractère populaire et de proximité. Les agglomérations secondaires du Bordelais développent également des vignobles suburbains et utilisent des stratégies protectionnistes identiques à celles de Bordeaux pour s’attribuer une part du marché du vin.
Les prémices d’un nouveau vignoble : le développement des bourdieux et des palus
Les bourdieux, des domaines de notables
L’apparition des bourdieux au XIIIe siècle constitue le premier phénomène de concentration foncière viticole. Créées par les notables urbains, ces unités d’exploitation se multiplient à partir de la fin de la guerre de Cent ans. Elles comportent bâtiments agricoles et parties résidentielles permettant à leurs détenteurs d’y séjourner ponctuellement et d’en assurer une bonne gestion. Ces domaines de rapport à la vocation commerciale affirmée constituent les premiers ancêtres des châteaux actuels.
Les palus, un front pionnier
C’est dans les palus, zones alluvionnaires bordant le fleuve, que les bourdieux sont majoritairement installés. Ils y bénéficient de vastes espaces disponibles et fertiles, ainsi que d’un accès portuaire direct mais obligent leurs exploitants à d’importants travaux de drainage. Cette évolution s’accompagne d’un usage plus courant du pressoir notamment attesté sur l’île de Macau au cours du XVIe siècle. Ainsi se diffuse un vin rouge de presse, bien différent du traditionnel « claret », qui annonce le changement de goût vers les vins forts.
Naissance des vins moelleux du Bordelais, ancêtres des vins liquoreux d’aujourd’hui
En concordance avec la demande des acheteurs flamands, deux territoires situés en amont de Bordeaux et de part et d’autre de la Garonne, l’actuel Sauternais (ancienne prévôté de Barsac) et le pays de Loupiac et de Sainte-Croix-du-Mont, créent, dans la première moitié du XVIIe siècle, un nouveau type de vin rare et d’un prix élevé : le vin moelleux du Bordelais. Rive droite, ce sont essentiellement les bourgeois de Cadillac et de Saint-Macaire qui ont, dès la fin du XVe siècle, favorisé par leurs investissements l’implantation de la vigne, notamment la vigne blanche. Rive gauche, le paysage est encore dominé par les champs et les bois jusqu’à ce qu’élites et notables bordelais y développent progressivement la viticulture à partir de la seconde moitié du XVIe siècle. Ainsi la famille Sauvage, issue de la marchandise bordelaise, est anoblie à la suite de l’acquisition de la maison noble d’Armajan et de la Motte à Preignac en Sauternais.
Rien n’atteste cependant, à l’origine, que le vin issu de ces deux terroirs soit doux. Des mentions relevées dans les archives témoignent d’une volonté des maîtres du sol d’imposer, vers 1650, la pratique des vendanges tardives aux tenanciers alors inquiets de voir périr leur récolte. Les vendanges à tries, liées à l’apparition du liquoreux à proprement parler, ne sont attestées qu’au XVIIIe siècle.
Milieu du XVIIe siècle, fin du vignoble médiéval et création de vignobles d’élite
Après la perte de Bordeaux par l’Angleterre en 1453, la production de « claret » reste dominante, mais son exportation vers les îles britanniques diminue sensiblement. De nouveaux débouchés commerciaux se développent au profit des Hollandais, devenus maîtres des mers, qui s’approvisionnent de plus en plus dans les ports de Guyenne. Ils achètent en masse des vins blancs ordinaires qu’ils transforment en eaux-de-vie, encourageant la production de vins de palus, qui supportent de longs voyages en mer, ainsi que celle de vins blancs moelleux dont ils sont amateurs. Les marchands flamands en redistribuent une bonne part en Europe du Nord. C’est ainsi que sous leur influence, de nouveaux terroirs se couvrent de vignes. La production augmente et se diversifie. Avec cet élargissement de la gamme des vins s’esquisse une hiérarchie des crus fondée sur leurs prix. La première qui soit connue est celle de la Jurade de Bordeaux qui fixe les minima et maxima pour la production de l’année 1647. Les vins de palus restent les plus chers. Vient en deuxième position toute une gamme de blancs plus ou moins doux dont les plus prisés sont ceux de Langon et du Sauternais ; en troisième, les vins de côtes.
La « manière hollandaise »
De nombreux négociants hollandais s’installent dans le quartier des Chartrons. Ils prospectent à l’intérieur des terres, bien au-delà des limites de la Guyenne, mettant à mal la politique restrictive des bourgeois de Bordeaux. Dans leurs chais, ils introduisent des innovations majeures en matière de vinification et de conservation : ils assainissent les barriques en les soufrant à la mèche et généralisent des pratiques antérieures comme le collage et le soutirage. Les Flamands ont également des usages récusés par leurs homologues locaux : ils « travaillent » les vins, ajoutent de l’alcool (vins mutés), effectuent des coupages, créant ainsi des vins d’assemblage, future spécificité bordelaise.
La révolution du Médoc et l’envolée du prix du domaine de Dauzac
L’implantation de bourdieux en Haut-Médoc, dans les palus, constitue la première amorce d’un vignoble commercial de la fin du Moyen Âge. Mais c’est seulement à la fin du XVIIe siècle que le Médoc amorce un profond renouveau viticole, qui transforme à la fois le paysage, l’économie et les méthodes de vinification. Il repose sur des mutations foncières effectuées par la noblesse pour remodeler ses domaines en les recentrant sur les terrasses de graves et en les confiant au faire-valoir direct à un régisseur, dirigeant tout un monde de salariés.
Les transformations capitales apportées au domaine de Dauzac par Pierre Drouillard entre 1685 et 1707 en sont une éloquente illustration : les vignes situées dans les zones de palus sont arrachées et ces terres désormais consacrées aux pacages, le vignoble est installé sur les graves avec l’encépagement de terres labourables ou de landes comme au lieu-dit de Belair « formant le meilleur cru du pays » et qui appartient encore au domaine de Dauzac ; enfin, la maison de maître devient une somptueuse demeure.
L’essor du vignoble bordelais au XVIIIe siècle
Au cours du XVIIIe siècle, le marché des vins aquitains diminue progressivement sur la place d’Amsterdam tandis qu’il s’ouvre à tous les rivages de la mer du Nord et de la Baltique. Il occupe également une bonne place dans le commerce colonial car il sert de fret de départ des navires à destination des îles d’Amérique. Ainsi, plus du tiers de la production viticole du Bordelais y est envoyé par les armateurs aquitains, soit en droiture, soit via les côtes africaines où il sert à monnayer la main-d’œuvre servile.
La prospérité de Bordeaux atteint des sommets inégalés. Les viticulteurs sont pris d’une « fureur de planter » que ne peuvent refréner les intendants, soucieux qu’une part raisonnable de la terre de Guyenne reste en cultures vivrières, surtout en céréales panifiables. La hiérarchie des terroirs s’affine : Graves et Médoc sont devenus des vignobles de renom à l’intérieur desquels se distinguent certaines paroisses. Le phénomène de concentration foncière entre les mains des parlementaires s’amplifie considérablement et les profits réalisés permettent la construction et la rénovation de luxueuses demeures au cœur des domaines.
Les fonds d’archives judiciaires et seigneuriales contiennent un abondant corpus de représentations figurées de ces propriétés. Apparus au début de l’époque moderne, commandités en grand nombre par les nouveaux seigneurs des vignes au XVIIIe siècle, ces plans domaniaux répondent à une double préoccupation. Ce sont à la fois des documents fonciers, outils de gestion et de rationalisation des exploitations, et des images d’agrément destinées à les promouvoir et à accroître le prestige de leur propriétaire.
Des disparités régionales
L’essor du vignoble n’est pas généralisé. En Libournais, en particulier à Saint-Emilion et en Fronsadais, des propriétés viticoles y sont bien implantées comme l’atteste la carte de l’ingénieur Belleyme, mais leur production ne jouit pas d’une grande réputation. A cela deux raisons sont généralement avancées : d’une part, la permanence des modes de faire-valoir indirects, d’autre part la moindre puissance commerciale de Libourne sur les marchés internationaux en lien avec la difficile navigation sur la Dordogne.
Des paysages viticoles variés et une persistance de la polyculture
En Bas-Médoc, la vigne n’occupe que les îlots calcaires en contrebas desquels la culture du blé et les herbages s’étendent sur les marais asséchés par les Hollandais depuis le début du XVIIe siècle. En Haut-Médoc, les ceps couvrent déjà très densément les plateaux de graves qui s’étirent entre le fleuve et les landes désertes. Seuls les petits affluents de la Gironde qui les entrecoupent d’ouest en est, appelés « jalles » en Médoc, sont bordés par des prairies inondables. L’espace agricole est occupé par de vastes domaines qui jouxtent ça et là des hameaux abritant leurs salariés et les petits propriétaires indépendants.
De Mérignac à Martillac, les Graves offrent une physionomie comparable : les grands domaines viticoles, en plus de leurs réserves de bois et de landes, consacrent une partie non négligeable de leurs terres aux cultures céréalières. Dans les Graves du sud, la vigne se mêle aux labours, bois, landes et prairies dans un système de cultures mélangées appelé « joualles ».
Sur la rive droite de la Garonne, en amont de Bordeaux, la vigne se déploie sur les coteaux en un rideau continu. Il en va de même sur les pentes de l’Estuaire, en Blayais et en Bourgeais tandis qu’en amont sur la Dordogne, elle se concentre sur les côtes de Fronsac, de Canon et de Saint-Emilion. Sur les plateaux calcaires de l’arrière-pays libournais, comme dans la large plaine de la Dordogne, mais aussi en Entre-deux-Mers, elle cède la place aux céréales et aux prairies.
Enfin, le long des fleuves, en contrebas des graves ou des côtes, la vigne s’étend en longs rubans sur les terres de palus.
Petite propriété : laboureurs, vignerons et tonneliers
Le regroupement progressif des terres aux mains de la noblesse et de la bourgeoisie s’accélère au cours de l’Ancien Régime. Il se fait aux dépens des petits propriétaires contraints de vendre parcelle après parcelle tout ou partie de leur foncier. Les défrichements, encouragés par le pouvoir royal, se font au détriment des biens communaux. Ils empiètent sur les prés, marais, forêts et landes, toutes terres considérées comme « vacantes » par les investisseurs urbains, mais qui jouent un rôle essentiel dans l’économie rurale.
Bien que très poussée dans certains terroirs, cette concentration foncière n’aboutit pas à l’éviction des petits paysans. Les documents fiscaux révèlent qu’ils subsistent en grand nombre.
Ils se répartissent en trois grandes catégories :
- les « laboureurs », vivant du revenu de leur terre ;
- les vignerons, dont le groupe hétérogène regroupe des propriétaires de plusieurs parcelles, des détenteurs de seulement quelques « règes » de vigne, ainsi que de nombreux manœuvres des grands domaines viticoles ;
- les artisans, dont certains sont bien dotés en vignes, au premier rang desquels figurent les tonneliers.
Cependant, les parcelles de ces travailleurs des vignes sont petites et très dispersées. A Villenave d’Ornon, en 1780, par exemple, on dénombre 100 petits exploitants se partageant seulement 54 hectares. Soixante-dix d’entre eux possèdent environ trois-quarts d’hectare tandis que les 30 autres n’ont que leur maison. La propriété paysanne se situe autour des hameaux de maisons vigneronnes et des villages ; elle contraste avec l’ampleur et l’ordonnancement des domaines aristocratiques et bourgeois. Sur les documents cartographiques de l’époque ressortent, à côté des grandes exploitations, les îlots groupés de maisons des petits tenanciers enserrés dans un fin maillage de minuscules parcelles.
Les bouleversements révolutionnaires et stagnation du début du XIXe siècle
La Révolution et son cortège de guerres mettent fin à la prospérité commerciale et par là-même viticole du XVIIIe siècle bordelais. Les violentes attaques contre l’aristocratie et le clergé bouleversent la structure du vignoble. Nombre de domaines saisis et vendus aux enchères comme biens nationaux passent dans de nouvelles mains. Une classe de propriétaires s’affirme, composée de cultivateurs et d’artisans. Moins nombreux mais gros acquéreurs, les négociants – et parmi eux des marchands israélites d’origine portugaise tels les Peixotto ou les Raba – reprennent ou reconstituent d’anciens domaines aristocratiques. Ce bouleversement foncier n’a cependant pas dépossédé toute l’aristocratie d’Ancien Régime qui, bien souvent, a conservé ses propriétés intactes en recourant à des prête-noms. Dans le cas du Sauternais, le phénomène est courant.
Une fois la paix revenue, en 1815, la Restauration fait le choix du protectionnisme, peu propice à la reprise du grand commerce. En réaction se développe, notamment sous la Monarchie de Juillet, un fort mouvement libre-échangiste illustré en particulier par Duffour-Dubergier, président de la Chambre de commerce de Bordeaux, propriétaire de vignes et négociant en vins. Jusque vers 1850, le vignoble n’évolue guère. Aux chantiers de construction succèdent des travaux d’embellissement de demeures viticoles et de modernisation de leurs bâtiments d’exploitation.
La prospérité du Second Empire et ses prolongements 1855 – 1880
Passée la crise de l’oïdium, la viticulture du Bordelais entre dans une ère de prospérité créée par les multiples accords abaissant les droits de douanes. Les exportations augmentent, l’Amérique latine et l’Angleterre étant les premiers clients devant les pays allemands et scandinaves. En même temps, le chemin de fer permet le développement du marché intérieur, notamment vers la région parisienne, le Nord et l’Est de la France.
La viticulture se modernise grâce au perfectionnement de l’outillage, à la pratique éclairée des amendements et des engrais, aux opérations de drainage, aux progrès de l’encépagement…La vigne s’étend au détriment des bois en Blayais, en Libournais et en Entre-deux-Mers. Aux franges de la lande, en pays de Graves et en Médoc, sa progression est spectaculaire. La vinification s’affine et les techniques de vieillissement se perfectionnent. La mise en bouteille se répand et l’usage de l’étiquette se généralise. Le domaine producteur y est souvent représenté sous le terme de « château », désignation par laquelle les propriétaires exaltent la qualité de leur cru en se prévalant d’origines aristocratiques réelles ou imaginaires. En découle la construction de bâtiments spectaculaires par leurs dimensions et par leur style déclamatoire, empruntant leur vocabulaire à diverses architectures castrales. Le dynamisme des comices agricoles témoigne de la montée en puissance du monde des viticulteurs.
La hiérarchie des crus du Bordelais, établie depuis longtemps par le négoce en fonction des cours des vins, fait l’objet de publications successives. L’Allemand William Franck en est le premier auteur en 1825, relayé par le Bordelais Charles Cooks dont l’ouvrage transformé peu à peu par le libraire-éditeur Féret, est réédité régulièrement et reste toujours une référence. La consécration officielle de cette classification qualitative date de 1855. Conseil général de la Gironde, Chambre de commerce de Bordeaux, Chambre syndicale des courtiers sont chargés de sa mise en œuvre afin « d’organiser une représentation complète et satisfaisante du département » à l’Exposition universelle de Paris.
Les maladies de la vigne, les crises et leurs conséquences
L’oïdium est la première des grandes maladies de la vigne, apparue en Bordelais en 1851. Redoutable champignon, il pourrit les grappes de raisin. L’usage du soufre préconisé par le comte de la Vergne, propriétaire en Médoc, permet de le maîtriser.
Repéré pour la première fois en Gironde à Floirac en 1865, le phylloxéra, insecte venu des Etats-Unis, s’en prend directement aux racines. Le succès rapide de la lutte contre l’oïdium a endormi la vigilance des Girondins qui mettent près de dix ans pour prendre conscience de l’importance du désastre. Les années 1880 voient la perte de milliers d’hectares de vigne. L’usage des produits sulfurés – très coûteux et mal maîtrisé – est complété dans les palus facilement inondables, par la technique de la submersion hivernale des vignes, afin de noyer l’insecte.
Ce n’est qu’en 1883 que des « vignes américaines » – des plants réfractaires au phylloxéra – sont introduites. Sept ans plus tard, le vignoble girondin est presque rétabli. Pour éviter la baisse de la qualité induite par ces plants, les viticulteurs ont appris à greffer les variétés françaises sur les pieds américains. Cette innovation est due en particulier au botaniste Alexis Millardet.
Un nouveau mal, le mildiou, apparaît vers 1878 sur les grappes sous la forme d’une efflorescence blanche. Millardet avec Ulysse Gayon en triomphent grâce à la célèbre « bouillie bordelaise » à base de cuivre.
Pendant cette longue période de crises, les vignobles voisins reculent des deux-tiers (Charentes) ou de la moitié (Périgord, Gers) ; celui de la Gironde n’est diminué que d’un cinquième, entre 1880 et 1913. Cela est dû au rôle prépondérant des stocks dans les chais bordelais et à la résistance commerciale des vins de grande qualité.
Les délimitations géographiques et la naissance des appellations d’origine
L’apparition d’un vignoble complètement renouvelé après les crises de la fin du XIXe siècle entraîne au niveau national une surproduction viticole, elle-même à l’origine d’un effondrement des cours du vin. Pour remédier à cette situation très grave qui frappe en particulier tout le Languedoc, nombre de négociants, voire de viticulteurs, baptisent leur production de noms prestigieux. De cette fraude généralisée naît, en particulier en Bordelais, le souci de protéger par la loi la qualité et le nom des produits. Le moyen en est l’instauration de délimitations géographiques officielles qui déboucheront finalement sur le système des Appellations d’Origine.
C’est dans ce contexte que sont donc posés en 1908, par les pouvoirs publics, les principes d’une géographie des vins de cru en France. En Bordelais, viticulteurs, élus, experts et négociants délimitent une région « Bordeaux » assimilée au département de la Gironde avec ses sous-régions (Médoc, Graves, Sauternais, Saint-Emilion, Côtes), consacrées par le décret du 18 février 1911, et ceci en vertu « des usages locaux, loyaux et constants » pourtant complètement contraires à l’Histoire. Le « Haut-Pays » est ainsi désormais écarté malgré les recherches historiques approfondies notamment menées par Jean-Auguste Brutails, archiviste du département, et le docteur Georges Martin. La géographie administrative et la volonté politique l’ont emporté sur des siècles d’Histoire. Ernest Monis, président du Conseil général de 1891 à 1920, réclame un système de contrôle du commerce des vins et prend clairement position ; « Ah ! Si le malheur voulait que le commerce en vînt à méconnaître vos droits et que la fatale rupture se faisait, je resterais du côté des viticulteurs à qui je dois ma carrière politique. »
Ce travail est interrompu par la Première Guerre mondiale, après laquelle un système nouveau de délimitations par voie judiciaire au cas par cas est appliqué, en Gironde comme ailleurs. La loi du 6 mai 1919 dispose que toute appellation peut être revendiquée par quiconque, à condition de pouvoir en prouver le bien-fondé devant le tribunal civil du lieu. Ce système introduit une réelle anarchie dans les appellations. Sous l’impulsion de Joseph Capus, la législation intègre, dès 1927, des principes de qualité liés en particulier à l’encépagement et non plus seulement la notion d’origine géographique, pour définir les appellations. C’est un premier pas vers les Appellations d’Origine Contrôlées introduites dans la législation en 1935, toujours grâce à l’action déterminante et à l’autorité scientifique de Capus.
Les années 1930 / Un vignoble entre crises et mutations
Les années 1930 s’ouvrent sur une série de récoltes détestables en qualité et médiocres en quantité. L’humidité du climat, l’insuffisance des traitements sont en cause dans une enquête diligentée par la Chambre d’agriculture, laquelle souligne la trop grande confiance des viticulteurs dans les pratiques adoptées depuis l’enraiement des crises du début du siècle. Grâce à cette prise de conscience le vignoble en sort scientifiquement et techniquement mieux armé.
Surviennent ensuite les effets de la crise de 1929 qui se traduisent par une diminution des exportations alors que la production reprend. Cette augmentation du volume offert sur le marché entraîne une chute des prix et un malaise du négoce. La géographie du vignoble bordelais continue d’évoluer : l’urbanisation sonne la fin des vignobles suburbains ; des arrachages et/ou abandons de vignes à l’ouest et au sud de la Garonne se font au profit d’un accroissement du potentiel viticole à l’est et au nord du département. Ce glissement d’environ 6 % des surfaces viticoles de l’une à l’autre zone s’accompagne d’un engouement en faveur des vins blancs.
En même temps, en raison de la crise, la Gironde se tourne vers la solution des caves coopératives qui permet de palier les difficultés de vinification des petits propriétaires. Le système est rapidement couronné de succès, surtout dans l’Entre-deux-Mers. En 1939, il existe 51 caves coopératives d’une capacité totale de 800 000 hl, représentant environ 20 % de la production et 10 % des viticulteurs.
Les années 1930 voient enfin aboutir au plan national le principe de la qualité préalablement engagé. Un Comité National des Appellations d’origine des vins et des eaux-de-vie est créé en ce sens, ancêtre de l’Institut National des Appellations d’Origine des vins et des eaux-de-vie (INAO, 1947), dont la présidence est assumée par Joseph Capus, sénateur de la Gironde, véritable instigateur et promoteur du système. Une série de décrets, parus au Journal Officiel entre 1936 et 1939, puis dans les années 1940, donne force de loi aux premières circonscriptions viticoles, et fixe juridiquement leur délimitation géographique, l’encépagement, le degré alcoolique, le rendement, le système de taille, ainsi que les procédés de vinification.
Au total, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le vignoble du Bordelais a achevé une série de transformations paysagères, techniques, du négoce et de la qualité, engagés depuis le début du XXe siècle. Après la Libération, l’interprofession accomplit sa structuration avec l’émergence entre 1945 et 1948 du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) chargé de faire le lien entre les trois familles de la filière : la viticulture, le courtage et le négoce.
Direction : Louis Bergès, Pascal Geneste, Agnès Vatican
Commissariat général : Georges Cuer
Commissariat scientifique : Sandrine Lavaud, Stéphanie Lachaud, Philippe Roudié, Cyril Olivier, Anne Detot
Commissariat technique&