8 mai 2025 : ne coupons pas le fil de la mémoire.

Il est des silences qui pèsent, et des paroles qui élèvent. Il y a des fils que l’on coupe, d’autres qu’on embobine.

Le 10 juillet 1940, dans la touffeur accablante d’un été où vacillait la République, 80 parlementaires sur 649 refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. Parmi eux, mon arrière-grand-père, Léonel de Moustier. Ce “non”, isolé, presque dérisoire, fut pourtant fondateur. Une ligne droite dans une France qui s’effondrait. Un “non” qui engageait.

Résister, pour lui, ce n’était pas un mot d’ordre confortable. C’était refuser la facilité. Agir, risquer, se taire parfois. Après s’être engagé dans la résistance dans la Doubs, il fut arrêté, déporté, et mourut en Allemagne, à Neuengamme, en mars 1945. À ses côtés, son épouse Jeanne, mère de douze enfants, tint tête au silence et à l’attente. Elle écrivit, en secret, un journal qui est devenu une voix précieuse dans la tempête, le fil d’une mémoire pour nous.

À Sauveterre-de-Guyenne, cette mémoire est celle de tout un territoire. La ligne de démarcation passait là. La bastide était en zone occupée, Saint-Romain-de-Vignague en zone libre. Et des habitants firent des gestes extraordinaires.

Marguerite Meyran, 26 ans à l’époque, vivait avec son mari garagiste porte Saint-Romain. La ligne passait au ras de leur maison. Une nuit, elle fit passer quatre réfugiés de Longwy, sautant un fossé, profitant du passage de la ronde allemande : « Les Allemands nous connaissaient. Je n’ai jamais eu besoin de papiers pour franchir la ligne. Vous comprenez, ils nous voyaient tous les jours… »

Yves Lumeau, dix ans en 1940, traversait la ligne chaque jour pour aller à l’école, grâce à un Ausweis délivré par la mairie. Il servait aussi de passeur de courrier, qu’il cachait dans ses chaussures : « Un jour, j’avais oublié ce que je dissimulais. Je me tenais devant les Allemands jambes étendues… C’est le mari de Marguerite qui m’a vite écarté du champ de vision des soldats. »

Georges et Jeanne Cadapeaud, vignerons à Cazaugitat, abritèrent en 1942 la famille Rosenberg, juive allemande réfugiée. Leur fils Pierre était scolarisé avec les enfants Cadapeaud. En 1944, alors que la division Das Reich approchait, Georges détourna les soldats de sa ferme pour protéger ses hôtes. Ce geste simple sauva des vies. Pierre Rosenberg, devenu président du musée du Louvre et membre de l’Académie française, n’avais jamais oublié. Georges et Jeanne ont été reconnus Justes parmi les Nations. Leurs noms sont gravés à Yad Vashem.

Simone Barbe, elle, avait 17 ans en juillet 1944, lorsque le maquis fut attaqué à Pénic après un parachutage d’armes. Son père Auguste, sa mère Marguerite et elle-même furent brutalisés, leur ferme incendiée. Trois résistants – Maxime Lafourcade, Elie Juzanx, Roger Mahieu – furent capturés puis fusillés. Des années plus tard, Simone écrivit un livret, « J’avais 17 ans », qui se termine ainsi : « Dans ma tête cela défile souvent et je n’oublierai jamais ». Un fil de la mémoire pour les générations futures.

Marie-Louise Ducos qui nous a quittés alors qu’elle venait d’avoir 100 ans, était commerçante à Sauveterre durant la guerre, son mari prisonnier, son logement réquisitionné par l’armée allemande, elle tamponnait des laissez-passer pour la Résistance et faisait passer du courrier depuis l’Angleterre dans ses vêtements, sous la selle ou dans les pneus de son vélo. Pour franchir librement la ligne de démarcation, son supérieur la nomma “inspecteur des succursales de la zone libre”.

Et puis il y eut le bombardement de Sauveterre : un avion anglais touché par la DCA à Bordeaux avait largué ses bombes un peu au hasard. L’une tomba sur l’école… mais ce jour-là, fort heureusement, c’était jeudi matin. Il n’y avait pas classe.

Le fil de cette mémoire, c’est celle de la Résistance du quotidien. Celle des passeurs de silence, des enfants qui bravent sans le savoir le danger. C’est cette France-là que nous célébrons aujourd’hui.

Ce fils c’est aussi celui de feu Guy Mercadier, pèlerin, jardinier du souvenir. Chaque année, Guy nous emmenait sur les routes du canton, pour visiter les lieux des faits de Résistance de 1944 avec l’ANACR : l’abbaye de Blasimon, la place de Blasimon où Roger Teillet fut pendu, Mauriac où l’abbé Greciet fut immolé par le feu, Saint-Martin-du-Puy, Saint-Léger-de-Vignague… Témoin de ces évènements, il accompagnait ces visites d’un récit toujours empreint de pudeur et de douleur contenue.

Guy avait vu partir son père, entre deux miliciens, adolescent. Il ne l’a jamais revu. Mais toute sa vie, il a raconté. Sans haine, mais sans relâche. Il est allé à Neuengamme, le camp où son père est mort, et il est revenu profondément bouleversé. Il disait : « Mon père, je ne l’ai jamais revu. Mais les deux miliciens qui étaient venus le chercher, eux, je les ai revus souvent. Et ça, je ne m’y ferai jamais. »

Avec lui, nous avions reçu mon Oncle Michel Leclerc, le fils du général, pour le 60e anniversaire de la Libération. Ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre. Deux fils d’hommes debout, liés par le même fil. Celui de la mémoire et de l’engagement. Toute sa vie, Guy appelait son père dans son sommeil. Il l’a rejoint aujourd’hui. Il reste le fil de sa mémoire, entre nos mains, une flamme.

« La flamme du souvenir, disait-il, est comme la flamme olympique. Elle doit se transmettre pour ne jamais s’éteindre. »

Aujourd’hui, dans un monde incertain, que reste-t-il de cet esprit du 8 mai ? Il reste l’exigence. Le refus de l’indifférence. Le courage de se lever, sans drapeau, quand l’essentiel est en jeu. Le rappel que « le destin d’une nation se gagne chaque jour », selon les mots du général de Gaulle.

En ce 8 mai 2025, nous ne célébrons pas seulement la victoire sur la barbarie. Nous saluons une France fidèle. Une France debout. Une France vigilante.

C’est pour faire vivre cet héritage que nous nous retrouvons chaque année autour des lieux de mémoire, ici et ailleurs. Que nous y déposons des fleurs.

Pour que ce fil de la mémoire ne se rompe pas. Pour que la flamme ne s’éteigne pas.

Vive la France libre !

2 commentaires sur “8 mai 2025 : ne coupons pas le fil de la mémoire.”

  1. Merci pour ce témoignage qui nous rappelle fortement que la force eg la droiture du tempérament sont particulièrement nécessaires dans une démocratie. Au moment où un président de la République porte un bracelet électronique, où une représentation politique pillait les fonds européens et vilipendé les juges qui la condamné, il est temps de rappeler l’honneur éternel de ceux honnête petits où grands qui plaçaient la Patrie au-dessus de tout et sauvaient ceux qui fuyaient la Barbarie à nos portes aujourd’hui encore.

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