Le matin du 18 avril 2024, dans l’Entre-deux-Mers, là où est né il y a 2000 ans le vignoble bordelais, la fumée des ceps de vigne se mêle à celle des bougies feux allumées contre le gel. Les viticulteurs brûlent les ceps qu’ils ont dû arracher faute de pouvoir écouler leurs vins, tandis qu’ils protègent les vignes subsistantes d’un gel tardif. Voilà deux des combats de ce printemps dans le vignoble bordelais.
Alors que les autorités françaises se félicitent d’avoir divisé par deux et demi la consommation d’alcool pur par Français depuis 1960, la consommation de tabac, qui a culminé vers 1990-1995, est revenue à son niveau de départ ; en un demi-siècle, la France est devenue championne d’Europe de la consommation de psychotropes et de stupéfiants (cocaïne et cannabis ne cessent de croître). La consommation excessive d’alcool a augmenté – et continue à croître chez les femmes- et se concentre sur une petite partie de la population (10% des adultes consomment 58% de l’alcool). Si la consommation de vin a diminué, l’alcoolisme perdure. Ces dérèglements révèlent une société malade plus que guérie.
Le vin à lui-seul a endossé la chute de la consommation d’alcool. Avec 5 litres d’alcool pur par an, le vin est aujourd’hui moins consommé en France que les autres alcools (6 litres). Depuis la loi Évin de 1991, ciblée sur le vin qu’elle a chassé de la vie courante, sa consommation a été divisée par deux.
En Gironde, derrière la réussite des grands crus, une autre viticulture se meurt, celle des milliers d’exploitations viticoles familiales, des caves coopératives. Elle entraine avec elle tout un écosystème : des pépinières, des œnologues, des formations viticoles d’excellence et une filière complète de fournisseurs de la vigne et du vin. Du fabricant de barriques de chêne à ceux de machines en tous genres pour aider l’homme dans ses tâches.
Avec 750 000 hectares (1 million de moins que sous l’Ancien régime), la vigne française emploie 500 000 personnes de manière directe ou indirecte. Ces jours-ci avait lieu à Bordeaux la semaine des primeurs, « Fashion Week » où les vins de « haute-couture » se dévoilent aux palais. Avec un milliard d’euros de chiffre d’affaires, ils représentent plus de la moitié des Bordeaux exportés en valeur (2 milliards d’euros), mais seulement 3 % du vignoble bordelais.
Cette magnifique réussite, cache le « prêt-à-porter », les vins de 3 à 8 euros qui se battent sur un marché concurrentiel qui occupe 80% des échanges internationaux en volume. Tandis que la « haute-couture » a bénéficié de l’explosion du luxe, la viticulture du quotidien a pris de plein fouet la baisse de la consommation française (-30% pour les vins rouges en dix ans). Comment compenser cette perte à l’exportation face à une centaine de pays producteurs de vin, contre 35 en 1980 ?
Depuis 2013, les aléas climatiques se succèdent : grêle, gel, excès d’eau, sècheresse… L’assurance récolte, basée sur la moyenne de production des 5 dernières annéesne couvre plus le risque. Les viticulteurs dont la production moyenne est trop basse ne s’assurent plus. « La seule chose qui soit assurée, c’est ma tête ! Faute de production, la seule façon de rembourser mes crédits, serait de mettre fin à mes jours ! » me confie un viticulteur dans une manifestation. En 2020, la crise du coronavirus a fait fermer les restaurants : or en France, la restauration représente une bouteille de vin consommée sur trois ! Les Prêts garantis par l’État (PGE) ont remplacé le chiffre d’affaires. Aujourd’hui il faut les rembourser et c’est mission impossible pour des centaines de viticulteurs. Les redressements judiciaires se succèdent, d’autant qu’en 2023, le mildiou, maladie de la vigne que les anciens nommaient « la peste », a tué les espoirs de reprise.
Depuis 20 ans, alors que les viticulteurs multiplient les efforts sur la qualité, les coûts de production et la protection de l’environnement, les exploitations se sont appauvries : perte de valeur du foncier, difficulté à transmettre faute de revenus suffisants, moral en berne… La guerre en Ukraine a aggravé les choses en faisant flamber les prix des matières premières, notamment le verre. Si l’on ajoute les normes, les règlements et les contrôles qui étouffent la liberté de produire ou de s’adapter aux exigences du marché, la coupe est pleine.
Pourtant, la filière « vins et spiritueux », avec 10 milliards d’excédents, demeure la deuxième contributrice à la balance commerciale de la France derrière l’aérospatiale, devant les cosmétiques. Sans elle, la balance commerciale agricole de la France serait déficitaire. Chaque année, on consomme encore en France 3,7 milliards de bouteilles de vin, qui rapportent au moins 4 milliards de TVA à l’État. Avec la culbute, lorsqu’un client achète une bouteille de vin au restaurant, l’État perçoit autant que le viticulteur. Ajoutons que les vins et spiritueux attirent en France des millions de touristes : 1 touriste sur 3 est un « œnotouriste », qui dépense trois fois plus de devises qu’un touriste classique.
Dans le reste du monde, les nouveaux producteurs de vin sont accompagnés par leurs gouvernants pour conquérir des marchés : droits de douanes, échanges commerciaux, facilités, publicités… Partout sauf en France, qui hésite à promouvoir ses vins.
Le vin c’est un art de vivre à la française, une part essentielle de notre civilisation, mais aussi la parole de la France. Un ancien ministre de la recherche français me racontait qu’il n’arrivait pas à obtenir un rendez-vous avec son homologue, secrétaire d’État Américain, jusqu’au jour où il lui fit porter une belle bouteille de vin. Le rendez-vous fut trouvé. Le vin est la signature de la France.
Or Bordeaux arrache cette année 8000 hectares de vignes. À l’automne, le gouvernement lance un plan d’arrachage de 100 000 hectares en France. Le mal est nécessaire mais très douloureux. 100 000 hectares, ce sont 60000 emplois, un nouveau plan social et culturel. Le vin va-t-il suivre la voie du cidre presque éradiqué il y a soixante ans, au profit de l’économie criminelle des drogues et de l’industrie étrangères (bières et médicaments) ?
Alors oui, ce matin du 18, en respirant l’odeur de fumée, j’ai pleuré. Ces ceps que l’on brûle, ceux que mon père avait planté, c’est un peu de notre France qui part en fumée. C’est notre civilisation et notre identité que l’on brûle. « Le vin est ce qu’il y a de plus civilisé au monde », écrivait Rabelais.
Après un demi-siècle d’hygiénisme qui a détourné les moins de quarante ans du vin pour des paradis artificiels souvent très toxiques, sans passé ni convivialité, ne serait-il pas temps de rétablir avec mesure et raison cette part de notre fierté et de notre histoire ?
Excellent article ! Que pensent nos députés girondins de la loi Evin ?
Merci beaucoup.